Le lit d'Aliénor
l’odeur qui s’en dégageait qu’il était temps d’y verser les draps. Je restai un moment à brasser le tissu, puis revins vers la table, où Béatrice me tendit un verre en souriant. Je le vidai d’un trait tant les vapeurs et les sucreries m’avaient donné soif.
Béatrice souriait toujours, mais son sourire à présent avait une curieuse apparence de cruauté. C’est au moment où je me demandais pourquoi que je compris : cet arrière-goût dans ma bouche, cet étau à mes tempes…
Je poussai un cri de rage et de désespoir.
– Qu’avez-vous, dame Loanna ? Vous sentez-vous mal ?
Je distinguai vaguement le bourdonnement des voix des filles qui se rapprochaient de moi. Puis il y eut une douleur violente dans mon ventre. Et ensuite il n’y eut plus rien.
C’était comme une aube merveilleuse dont les couleurs du gris au rose se mouvaient en permanence, de sorte que leur brouillard effaçait jusqu’au moindre paysage. J’étais bien, détachée. J’avais la curieuse sensation de flotter parmi ces brumes qui me semblaient familières. Il me fallut un certain temps pour m’apercevoir qu’elles-mêmes baignaient dans une sorte de musique. Ce n’était pas à proprement parler des notes, plutôt une sorte de murmure fait de voix amies, enchevêtrées les unes aux autres dans un habile écho.
Un instant, j’eus la sensation d’être de retour chez moi, mais quel était-il, je l’ignorais. Puis ce fut comme si les brumes s’écartaient en un couloir au bout duquel une lumière flamboyait et m’attirait irrésistiblement. Je la vis s’approcher, mais sans doute était-ce moi qui volais jusqu’à elle. Je franchis sa barrière si intense qu’elle me fit cligner des paupières, ensuite je fus à l’intérieur d’elle et je le vis : Merlin.
Il se tenait debout, sa longue robe blanche de druide emplissait tout l’espace, et ses belles mains croisées sur sa poitrine se tendirent vers moi pour m’accueillir. Il souriait et de son regard coulait une infinie tendresse.
– Es-tu prête, mon enfant ? murmura sa voix au son de harpe.
Je m’entendis demander :
– Où allons-nous, père ?
– À la dernière frontière du temps. Là, tu choisiras ton destin.
– Je suis prête, père, murmurai-je, confiante.
Alors, il étendit ses bras et devant moi s’ouvrit l’horizon. La brume se déchira. Nous étions devant la porte d’une masure aux murs de torchis. La tenture en peau de bête se souleva et j’en vis sortir mère. Mon cœur bondit de joie, mais, comme j’allais m’élancer pour me jeter dans ses bras, je me rendis compte que ce n’était plus Guenièvre de Grimwald, mais quelqu’un d’autre. C’était son visage, c’étaient son regard et son port de tête, mais elle semblait immense et respirait une sérénité que jamais je ne lui avais vue. Merlin s’inclina devant elle pour la saluer et j’en fis autant. Alors, elle me sourit et s’avança vers moi. Ses mains douces me ramenèrent longtemps en arrière.
– Bienvenue chez toi, ma fille. Je suis la grande prêtresse d’Avalon désormais, mais peu importe. Si tu es ici, c’est que ton âme est à mi-chemin entre la vie terrestre et le noir de la mort. Or nous savons, Merlin et moi, que ton heure n’est pas venue. Pourtant, quelque chose t’attire vers le gouffre où plus rien n’existe et nous ne pouvions te laisser partir sans rien y faire.
Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire, mais elle devait avoir raison, car une tristesse intense me noua la gorge. Merlin posa sa main sur mon épaule et me dit simplement :
– Viens.
Aussitôt le décor changea. Devant moi s’étendait un vaste bassin dans lequel une eau claire paraissait dormir, car rien ne s’y reflétait, ni les arbres qui se courbaient au-dessus d’elle ni nos visages penchés.
– Regarde, chanta la voix de mère.
La surface de l’eau frémit et des formes apparurent. Des visages étaient penchés au-dessus d’un corps qui se tordait de douleur. Je reconnus mes traits et autour de moi des visages en larmes.
– Dame Loanna, disait l’une d’elles, tenez bon, on s’en vient.
– La voilà.
Elles s’écartèrent et je distinguai le visage d’Aliénor boursouflé par la peur et l’effort d’avoir couru malgré son gros ventre. Près d’elle se tenait l’apothicaire du palais et une autre silhouette qui m’emplit de rage : Béatrice de Campan qui racontait une histoire invraisemblable. Je l’entendais et
Weitere Kostenlose Bücher