Le lit d'Aliénor
rap-portait-il ? Cela aussi il l’ignorait. C’était un prénom qui l’avait éveillé. Un prénom venu du tréfonds de sa mémoire vierge. L’avait-il entendu ? L’avait-il rêvé ? L’avait-il connu ? Lentement, jaillis d’un épais brouillard, des traits dessinèrent les contours d’un visage, d’un regard, d’un sourire qui soudain lui donnèrent envie de ranimer ce corps inutile : « Loanna. Loanna. » Lorsque le comte de Blaye ouvrit les yeux, ce fut en le prononçant. Alors seulement, il s’aperçut qu’aucun son ne sortait de sa gorge.
Tandis qu’au fil des mois la légende du troubadour mort dans les bras de sa belle se répandait en Europe, Jaufré de Blaye dormait d’un sommeil léthargique entre les murs sombres d’une pièce oubliée du palais de Tripoli. Houdar s’était penché sur le problème comme un défi à toutes les règles de la nature. Ce cas l’intéressait au plus haut point. Très vite, il en vint à se dire que Jaufré Rudel vivait de façon végétative et qu’il fallait l’alimenter puisqu’il ne pouvait le faire lui-même. On le fit boire de l’eau sucrée, puis salée, ainsi que du bouillon de viande de nombreuses fois par jour, à l’aide d’un entonnoir qu’on lui enfonçait dans la gorge. Peu à peu, la respiration du troubadour s’était faite plus régulière. Parfois montaient de sa glotte d’étranges sifflements, lors, un souffle irrégulier et fort l’ébranlait tout entier. Mais il n’ouvrait pas les yeux et ne manifestait pas de signe prouvant qu’il percevait ce qui l’entourait.
Houdar avait consulté plusieurs confrères en toute discrétion, jusqu’en les contrées les plus reculées. Il apprit ainsi l’existence d’autres cas qui se comptaient depuis de nombreuses décennies sur les doigts d’une main. Pourtant, il les raccorda à des récits entendus de-ci, de-là faisant état de cadavres découverts lors du nettoyage des fosses et tombeaux, qui, au lieu d’avoir les mains jointes sur la poitrine, avaient pris d’étranges postures, comme s’ils avaient tenté de soulever le dessus de leur cercueil. Ces êtres, il en avait acquis la certitude, avaient été enterrés vivants, dans un état sans doute identique à celui de son patient, et s’étaient réveillés avant de manquer d’air. Or donc, il se félicita d’avoir cédé aux suppliques de la princesse. Cinq mois passèrent ainsi, sans que rien n’évoluât. Jaufré Rudel n’avait plus que la peau sur les os, mais, peu à peu, la vie revenait en lui par de petits signes, un frémissement des doigts, une grimace, un soupir. Détails qui réconfortaient Hodierne et entretenaient son espoir fou.
Lorsqu’elle pénétra dans la chambre un matin de mars 1150, elle trouva Jaufré Rudel les yeux grands ouverts. Remplis de larmes. Elle s’agenouilla devant lui, craignant qu’une fois encore, il ne replonge dans son univers de ténèbres. Mais Jaufré était revenu. Et, avec lui, le souvenir de ce visage et de ce nom, qu’il avait voulu crier sans pouvoir le faire. Il leva son regard délavé vers cette femme qu’il ne reconnaissait pas, mais qui pleurait pourtant en gémissant :
– Là, mon aimé, c’est fini ! C’est fini !
Mais qu’est-ce qui était fini ? Il dut se faire violence pour trouver en lui la force de déplacer sa main droite jusqu’à celle de cette belle. Lorsqu’il y parvint, ses doigts décharnés sentirent une chaleur qu’il avait oubliée, et leurs deux paumes se nouèrent tendrement. Hodierne poussa un cri de joie. Elle avait gagné.
Avec avril, la chaleur douce des bords de mer promena des senteurs de rose et de jasmin sur la ville blanche de Tripoli. L’incessant voyage des navires ramena des voyageurs et des troubadours que le mauvais temps avait empêchés d’accoster durant l’hiver. L’on mit sur le compte de ce renouveau la bonne humeur de la princesse Hodierne.
Jaufré de Blaye avait repris des couleurs. Le gavage obligé de ces longs mois avait fait place à une nourriture plus riche, et son hôtesse avait eu tout loisir de lui raconter ce qui s’était passé. D’avant, il ne se souvenait que de peu de choses, si ce n’était ce nom et ce visage qui l’obsédaient. Le bilan médical de Houdar avait été affligeant. Jaufré Rudel vivait, mais il était muet, et, outre son amnésie, son visage était déformé par un rictus qui lui étirait la lèvre gauche en une grimace simiesque. S’il pouvait remuer son
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