Le lit d'Aliénor
L’homme se lamenta ensuite sur la cruelle perte de son comparse officiellement défunt, sans le reconnaître en cet être difforme qui se mit à pleurer comme un enfant lorsque s’acheva la mélodie. D’entendre cette « complainte d’amor de Lohn », d’un seul coup d’un seul, son cœur s’était ouvert. Des images s’étaient bousculées dans sa tête, reprenant leurs droits sur des gouffres de silence : deux mains liées sur des draps blancs, ces lèvres qui lui criaient « je t’aime », cette peau douce et satinée, le pape qui traçait sur leur front un signe de croix : Loanna de Grimwald.
Bouleversée par ces larmes qui n’en finissaient pas, Hodierne renvoya le troubadour. Elle serra Jaufré dans ses bras. Plus tard, lorsqu’il eut épuisé toute sa pluie, il écrivit longuement, puis tendit à Hodierne un message empli de prière et de pardon :
« Douce, généreuse amie. Sans doute suis-je le plus discourtois des hommes à demander pareille mission. Je vous aime pour tout ce dont vous m’entourez depuis tant de mois, sans faillir, sans mentir, sans réserve et à jamais suis votre serviteur. Hélas, avec ce chant écrit pour une autre, mon cœur saigne d’une blessure si vibrante qu’il me fait oublier ce que je vous dois pour vous implorer de m’entendre. Je sais désormais qu’elle seule, Loanna de Grimwald, à laquelle je suis lié devant Dieu, sera toujours dans mon cœur. Qu’y puis-je, douce amie ? Voyez mon malheur ! Je sens sa douleur de me savoir perdu, elle rejoint celle qui me hante jour et nuit. Je ne peux continuer à lui cacher la vérité. Elle doit me savoir vivant et protégé par vos bons soins et votre amour. Car, plus encore que ma souffrance, c’est la sienne que je veux épargner. Pardon, douce et tendre Hodierne. Pardon mille fois, pardon d’être indigne de votre abnégation et de votre amour. »
Hodierne racla sa gorge pour dissimuler sa peine et sa rancœur. Un instant, elle se dit qu’elle aurait sans doute mieux fait de le laisser mourir puisqu’il n’avait pas seulement la reconnaissance du ventre qui l’avait fait renaître, mais il lui suffit de croiser son regard si douloureux pour que ses plus amers sentiments s’évanouissent.
« Non, se dit-elle, elle ne doit rien savoir. » Alors, prenant entre les siennes les mains de Jaufré, elle affirma d’une voix pleine de sollicitude :
– Mon amour pour vous est si grand, Jaufré, que je ferais n’importe quel sacrifice pour vous être agréable et vous combler. Pourtant accéder à votre demande serait folie. Regardez-vous, mon ami, votre infortune est telle qu’aucune à part moi ne saurait se nourrir d’un espoir aussi mince. Votre belle aimait en vous le troubadour, le comte de Blaye allègre et aimant, sa voix chaude qui lui chantait ses louanges, ses caresses et sa présence infaillible à ses côtés. Est-ce cela qu’aujourd’hui vous pourriez lui offrir ? Non, mon doux ami. Elle vous croit mort et c’est un peu ce que vous êtes, hélas, car de l’homme d’hier il ne subsiste rien hormis cette passion. Pour autant qu’elle vous ait gardé sa flamme, résisterait-elle à cette incertitude de vous voir jamais redevenir comme avant ? Ne serait-ce pas torture plus grande encore ? Je ne peux croire que vous vouliez lui infliger pareil tourment. Laissons le temps faire son œuvre, Jaufré. Si un jour vous retrouvez en vous celui d’hier, alors peut-être, s’il n’est pas trop tard.
Jaufré baissa la tête. Hodierne avait raison. Hier était derrière lui. Il allait falloir apprendre à oublier. Oui, désespérément, elle avait raison ! Qui d’autre à part elle pouvait aimer ce déchet, ce rebut qu’il était désormais. Fallait-il qu’il soit fou pour regarder en arrière ! N’était-elle pas la seule à caresser les rares cheveux disséminés sur son crâne, à ne pas s’apitoyer sur son sort, mais au contraire à l’encourager à lutter ? Que serait-il sans elle aujourd’hui ?
Alors, refoulant en lui ce qu’il devait désapprendre, il prit le beau visage entre ses mains osseuses et posa sur les lèvres muettes un tendre, un doux baiser.
11
Depuis quelques mois déjà, cela se préparait. Étienne de Blois avait resserré ses alliances avec la France en soutenant Louis contre son frère Robert de Dreux qui briguait la couronne. Il résidait désormais continuellement en Angleterre pour affirmer haut et fort sa légitimité et celle de son
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