Le lit d'Aliénor
bras, sa main et sa jambe droite, de même que son torse, il n’avait plus de sensibilité ni de coordination dans ses autres membres. C’était comme si cette partie de lui continuait de dormir. Houdar ignorait si cela reviendrait un jour.
Lorsque Jaufré eut entendu le récit du dévouement d’Hodierne, son cœur s’emplit de reconnaissance. Cependant, il ne parvenait pas à se convaincre qu’il l’aimait aussi et que c’était la raison pour laquelle il avait atteint ces rivages. Quand il eut retrouvé quelques forces, il inscrivit sur un parchemin ce nom qui prenait toute place au creux de ses entrailles, afin qu’elle lui donnât une réponse.
– J’ignore qui est cette Loanna, répondit Hodierne, l’air navré. Peut-être votre mère, ou une quelconque dame de France qui aura servi de muse à vos merveilleux vers. Sans doute avec le temps votre mémoire reviendra-t-elle suffisamment pour vous donner une réponse. Pour l’heure, une délicate mission m’attend. Confesser votre résurrection et mon péché à messire l’abbé. Je crains fort qu’il n’apprécie pas d’avoir été berné de la sorte et ne m’inflige quelque jeûne pour un aussi long mensonge. Je viendrai vous voir bientôt.
Sur ce, elle déposa un baiser sur le front tiède et s’éclipsa. Pour rien au monde, elle n’aurait voulu lui montrer sa déception. Si Jaufré de Blaye avait conservé ce seul nom en sa mémoire, c’était qu’il avait dû compter en son cœur et son âme au-delà de toute raison. Pourtant, c’était elle, Hodierne, qui l’avait sauvé et ramené par son amour dans le monde des vivants. Ce qui n’avait été qu’un caprice était devenu une tendre affection, non plus pour la voix dont on lui vantait autrefois les mérites, mais pour l’homme lui-même qui se battait entre deux mondes. Elle était son présent et son devenir. Elle saurait se faire aimer et, lorsque Jaufré Rudel retrouverait sa mobilité et sa voix, sa constance et sa passion finiraient d’éteindre en lui l’image de sa rivale. Oui, elle en était sûre, à présent ce n’était qu’une question de temps.
L’abbé eut un haut-le-corps au moment où la confession lui révéla l’abominable sacrilège. Lorsqu’il menaça Hodierne des foudres divines, celle-ci redressa la tête et d’une voix ferme déclara :
– Lequel de nous deux aurait le plus à se faire pardonner ? Celle qui a sauvé et guéri, ou celui qui a condamné et enterré vivant un chrétien ?
Il y eut un raclement de gorge suivi d’un long silence derrière la cloison de bois ajourée du confessionnal. Puis l’abbé murmura :
– Puisque la volonté de Dieu seule a répondu à ce dilemme, allons voir ce prodige.
Un long conciliabule réunit après coup Hodierne, l’abbé et Houdar afin de décider de ce qu’il convenait de faire pour préserver au mieux les intérêts du royaume. Ébruiter la nouvelle ne manquerait pas d’attirer l’opprobre de l’Église. Il ne fallait pas oublier qu’une messe avait été dite autour d’un cercueil qui ne contenait pas le défunt désigné. Cet acte seul et le mensonge qu’il avait amené étaient un sacrilège. De plus, Jaufré était grandement diminué et Houdar ne pouvait affirmer qu’il recouvrerait un jour ses facultés et sa mémoire. Décision fut donc prise de garder le silence. Si l’homme était vivant, le troubadour était défunt. Ainsi donc ce n’était pas mensonge. Il suffirait de prétendre qu’il était un parent lointain recueilli après une longue maladie. Il pourrait dès lors se promener dans les jardins au regard de tous. Comme il était muet, il ne risquait pas de commettre d’impair. Lorsqu’il serait rétabli, il jugerait de ce qui serait le mieux pour lui et les siens.
Le temps passa sur la ville et son secret. Jour après jour, de nombreuses personnes grassement payées pour se taire s’inclinèrent sur le cas de Jaufré et proposèrent des traitements, tous plus farfelus les uns que les autres. Hodierne écarta ceux dans lesquels entrait la magie noire. L’été succéda au printemps et Jaufré fut transporté dans les jardins de Tripoli, emplis d’orangers, de citronniers, de magnolias et de dattiers. Il parvenait à tenir assis et Hodierne patientait à ses côtés autant que possible. Il communiquait avec elle par l’écriture. Un jour, pour lui être agréable, elle fit venir un troubadour auquel elle demanda de chanter les chansons de Jaufré Rudel.
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