Le lit d'Aliénor
il y a fort longtemps, où tu devras choisir, entre ton amour pour elle et celui que tu me portes. »
Ce jour était venu. Le destin d’Aliénor s’était ébranlé, il n’avait désormais plus besoin de mon aide pour s’accomplir. J’avais rempli ma mission. Je n’avais plus de comptes à rendre qu’à moi-même.
Alors, de toute la force de mon ventre écartelé par l’habitude d’une soumission aliénante, je lâchai d’un trait :
– Il est trop tard, ma reine. J’ai rendu son engagement à Geoffroi de Rançon et il l’a accepté. Je pars rejoindre Jaufré. Plus rien n’arrêtera ma course. Libre à toi de me bannir avec lui si tu le juges bon pour tes affaires. Je me passerai d’escorte s’il le faut, je me passerai de biens, je me passerai de tout. Tu m’as dit un jour que Jaufré était laid et que tu ne comprenais pas que je me sois attachée à lui. Vois-tu, cette laideur je la trouve belle. Parce que, sans lui à mes côtés, plus rien ne vaut d’être regardé et aimé. Je regrette que tu ne puisses comprendre.
Il y eut un silence lourd, chargé de reproches et de rancœur. Puis elle poussa un petit soupir résigné et reprit d’une voix radoucie :
– Tu vois, finalement, je n’ai pas changé, Loanna. Je suis toujours jalouse de lui. C’est toi qui as raison. Sa mort m’a peinée pour toi, c’est vrai, mais au fond elle me soulageait car tu m’appartenais tout entière. Te savoir mariée à Geoffroi de Rançon m’importait peu, puisque tu ne l’aimais pas. Je crois bien que je ne comprendrai jamais ce qui t’attire en Jaufré Rudel. Hormis sa voix. Il est des mystères qui me dépassent. Tu en es un. Mais tu sais bien que je ne supporterais pas de te perdre. Prends les hommes que tu veux pour t’escorter. Je m’arrangerai des miens. Mais né me laisse pas. Pas encore.
– Je reviendrai, je te le promets.
– La dernière fois que tu m’as dit cela, tu partais aussi pour Blaye, t’en souviens-tu ? Ce jour-là, j’ai su qu’il avait gagné. Sois heureuse. Je t’aime.
– Je t’aime aussi, ma reine.
Nous nous précipitâmes dans les bras l’une de l’autre avec une tendresse infinie. Quinze ans auparavant, elle était entrée dans une fureur folle. La petite fille était devenue une grande dame. Aliénor avait mûri. Elle était toujours emportée et têtue, mais elle avait acquis cette véritable noblesse qui rendait juste son jugement. Mère avait raison : l’Angleterre aurait une grande reine.
L’aube pointait à peine, lorsque, escortée d’une vingtaine de cavaliers, je m’élançai à bride abattue vers Blaye. À Angoulême, il nous fallut changer de montures, mais cela n’arrêta pas mon élan. C’était comme si chaque foulée écrasait la douleur de ces deux dernières années. Sexte sonnait lorsque nous arrivâmes en vue des remparts de la ville haute.
Je consignai mon escorte à Saint-Martin-Lacaussade sur la voie romaine, au pied de l’hôpital, et c’est d’un trot sûr et le cœur palpitant que je m’avançai vers la cité.
Des étals colorés s’étalaient le long du cours du Saugeron, jusqu’à l’embouchure. Les senteurs de ce milieu septembre ranimèrent mes souvenirs. Quinze ans ! Et tout était comme hier. Après avoir franchi le pont qui enjambait la rivière, je montai jusqu’à la ville haute. Il était un promontoire rocheux au bord de la falaise où je savais que je le trouverais. Cet endroit où une fois déjà il m’avait attendu, alors que, depuis le castel, j’écoutais en pleurant les sanglots de sa cithare, sans avoir la force de le rejoindre. Il lui suffirait d’un geste pour se laisser glisser Sur les rochers en contrebas. Cette pensée m’obséda soudain. Et s’il était trop tard déjà ? S’il n’avait pas eu le courage d’attendre ? S’il avait osé se supprimer, ainsi qu’il l’avait écrit ? Non, non !
J’abandonnai ma monture au pied d’un gros chêne. Des bosquets de genévriers me cachaient la bordure. Ils n’existaient pas la dernière fois que j’étais venue. Peut-être m’étais-je trompée d’endroit ? Peut-être n’était-il pas là ? Le souffle me manqua. J’écartai les branches en tremblant. Il me tournait le dos, les pieds ballant dans le vide. Son crâne luisait sous le soleil, comme une pêche marbrée de traînées brunes. Quelques fins cheveux s’y accrochaient encore. Mon pas crissa sur l’herbe sèche. Il tourna la tête, et mon cœur se serra.
Weitere Kostenlose Bücher