Le lit d'Aliénor
sortilèges. J’étais épuisée. Jamais, de toute mon existence, je n’avais autant fait appel à la magie. J’allais vers mon destin en toute confiance. J’avais rempli ma mission envers l’Angleterre ; aujourd’hui, je venais réclamer mon dû et tout me disait qu’il m’attendait.
À l’orée de Brocéliande sommeillait le petit castel qui dominait le village. Un intendant le gérait depuis si longtemps qu’on en avait oublié presque qu’il nous appartenait. Je me présentai à lui, qui ne m’avait pas revue depuis quinze ans, insistant sur le fait que je devais me rendre dans la forêt seule et qu’il veuille bien héberger mon escorte jusqu’à mon retour. Il ne fit aucun commentaire, habitué par mère à ne pas poser de question.
La nuit passa sur nos rêves, sans que je pusse dormir ni détacher mon regard de Jaufré qu’une chandelle vacillante éclairait de côté. Il sommeillait comme un enfant, un sourire simiesque aux lèvres, au creux de mon épaule. Ce dernier tronçon de route l’avait anéanti. Comme il était loin, cet intrépide troubadour qui parcourait les contrées pour chanter quelques vers et recueillir les éloges. Comme étaient loin son regard pétillant de malice et d’humour, sa verve tour à tour vive, tendre, mutine ou moqueuse. Comme il avait changé en ces deux années ! Et comme je l’aimais pourtant, malgré cette injure qu’il se faisait à lui-même de s’avilir et de se soumettre.
– Demain ! Demain, murmurai-je. Demain je donnerai ma vie s’il le faut pour sauver ton âme.
Remontant le drap sur son épaule décharnée, je calai ma tête contre la sienne et fermai les yeux sur son malheur pour me griser de son parfum de lys retrouvé.
Nous partîmes à l’aube, alors que tous dormaient encore dans la maisonnée.
Ce fut sans surprise que je regardai s’ouvrir devant nos pas ce sentier au milieu des bruyères et des chênes. Aussitôt passés, la forêt se referma sur nous. Nous étions quelque part au pays des fées. Au pays des rois. Au pays des druides et de nulle part. Nous étions chez moi.
Ma main enserra celle de Jaufré et le guida comme un enfant sur ce chemin pavé de pierres blanches. Des nuées de papillons ouvraient notre marche et j’entendais bruire au creux de leurs ailes le petit rire des elfes. Jaufré semblait émerveillé. Ses grands yeux blessés cherchaient à tout voir, à tout comprendre. Même la lumière qui descendait ses rayons au travers des frondaisons des chênes était irréelle. J’étais bien. Bientôt, j’entendis les premiers murmures de la source. Nous n’étions plus loin. Tournant un rocher que je reconnus aussitôt, elle fut devant moi, telle que je l’avais quittée, jaillissant de la pierre de quartz pour s’épandre dans le bassin que l’érosion avait creusé. À droite, au bout du sentier, se tenait l’autel de roc et son cercle de pierres dressées. Droit vers le ciel. Droit vers l’espoir. Merlin était là. Je le sentais partout, dans l’aura même des plantes qui rayonnaient. Je lâchai la main de Jaufré, qui demeura là, ballant, humant l’air, conscient qu’il vivait un moment unique et merveilleux.
Comme maintes fois alors que je faisais mon apprentissage, j’allai m’agenouiller devant le dolmen, paumes ouvertes vers les nues. Entre mes bras, une lune grosse comme un ballon se dessinait dans l’azur sans nuage.
– Père, murmurai-je. Me voici humble et sereine devant votre bonté. Entendez le souffle qui m’étreint, voyez ma peine, comme ma joie. Et tout ce qu’il me reste à apprendre.
Il y eut comme un bruissement de dentelle et de soie. Jaufré l’avait perçu lui aussi. D’un même regard, notre attention se porta sur la surface du bassin. Des milliers d’étoiles se mirent à scintiller, à tourbillonner jusqu’à façonner une image. Elle était semblable à mon souvenir. Drapé de sa robe d’eau qui s’écoulait de lui en de multiples cascades, le visage de Merlin émergea dans sa transparence et sa sage beauté. Jaufré tomba à genoux et joignit les mains. Cela me fut presque désagréable, mais en moi une voix chuchota : « Tous les dieux n’en sont qu’un. » Alors, d’un pas sûr, je vins m’agenouiller à ses côtés.
– Père, il vous suffit de nous voir pour connaître ma demande. Vous l’avez conduit jusqu’à moi et ce jourd’hui je le conduis à vous, car sa quête est si pure qu’elle mérite mon amour et celui de la terre tout
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