Le lit d'Aliénor
voudrais croire pour vous que tout cela est vrai, Loanna. Mais c’est bien trop fou pour n’être pas l’invention de gens œuvrant à votre perte. Avez-vous seulement songé que ce ne pouvait être que mensonge et piège ? demanda-t-il d’une voix qu’il tentait de garder posée et sereine – elle tremblait pourtant.
– Sans doute, mon ami, aurais-je eu méfiance si cette nouvelle m’avait été rapportée par un autre. Mais à celui-ci aussi je confierais ma vie.
Je sortis de mon corsage la lettre que j’y avais placée et la lui tendis en ajoutant :
– Quant à cette écriture, je la connais trop bien pour juger qu’elle est authentique et non l’œuvre d’un faussaire.
Il lut sans s’arrêter. Puis, d’une voix étranglée par une émotion qu’il ne cherchait plus à dissimuler :
– Est-ce bien ainsi ce que vous voulez ? Vivre avec un infirme ? Lui-même sait qu’il ne vous mérite plus.
– Par cette seule phrase, il mérite bien plus encore que mon amour. Geoffroi, à vous seul je peux me dévoiler sans mentir. Vous saviez quels étaient mes tourments, je ne vous ai rien caché. Vous l’avez accepté malgré ce que je vous imposais. Comprenez que je ne m’appartiens plus désormais.
– Je sais.
Il tourna vers moi ses grands yeux noirs. Ils étaient blessés et cela me fit mal.
– Pardonnez-moi, Loanna. Je devrais me réjouir de votre bonheur, je n’en ai pas la force. Ce que j’aurais accepté il y a quelques mois si vous m’aviez rejeté m’est difficile à quelques jours seulement de notre mariage. Je ne suis plus seul à attendre cette union. Mes enfants, ma famille et jusqu’à mes gens l’espèrent autant que moi, tant vous avez conquis tous ceux que vous avez approchés. Pourtant, je ne saurais vous contraindre. Jaufré mort était un obstacle à votre amour, mais non à votre tendresse et votre dévouement. Lui revenu, entre mes mains vous vous laisseriez mourir de ne pouvoir le rejoindre. Je resterai fidèle au serment de vous protéger quoi qu’il advienne. Je ne vous en veux pas. Je vous aime, Loanna de Grimwald. Mais ne revenez jamais à Taillebourg. Jamais, entendez-vous ?
Je hochai la tête, la gorge nouée. Je savais ce qu’il lui en coûtait de me rendre ma liberté. Ce qu’il lui faudrait affronter de risée et de remarques désobligeantes.
– Bien plus que lui, c’est vous que je ne méritais pas, Geoffroi.
– Puissiez-vous ne jamais regretter ce que vous venez de détruire, gémit-il. C’est tout ce que je vous souhaite.
Il avait gardé ma main dans la sienne. Ce fut moi qui la dégageai la première pour détacher de mon cou le collier d’or et de diamants, pour ôter de mon annulaire la bague d’émeraude qu’il y avait glissée. Il eut un sourire amer lorsque je les lui tendis.
– À jamais, Geoffroi, je vous serai reconnaissante pour ce que vous venez de m’offrir. À jamais, désormais, bien mieux que par l’anneau du mariage, je suis vôtre.
– Cela aussi, je le sais.
Il eut un sourire triste de nouveau. Alors, doucement, je caressai cette joue râpeuse et ferme, et pour tout adieu, posai mes lèvres sur les siennes. Il ne broncha pas. Pas davantage lorsque je me levai, pas plus lorsque, d’un geste décidé et irrévocable, je talonnai ma jument en direction de Poitiers.
Aliénor eut la même réaction. Elle me regardait, hébétée, tandis que je lui criais mon bonheur. Puis elle laissa tomber d’une voix rancunière :
– Libre à toi de t’aliéner à un infirme, mais je ne vois vraiment pas quel bonheur tu y trouveras !
– Aliénor ! m’indignai-je. Jaufré est vivant, m’est rendu et c’est tout ce que tu as à dire ?
– Il n’est pas convenable que ma première dame de compagnie rompe ses engagements à quelques jours de son mariage. Que vont penser ceux d’Aquitaine ? Ceux de Taillebourg ? Tu te moques bien que j’aie sur les bras une révolte, alors que je suis censée renforcer les liens entre les miens avant de me défaire d’un roi !
Ainsi donc c’était cela ! Après tout ce que j’avais fait dans l’ombre pour elle. Un goût d’amertume me vint aux lèvres. Je lui en voulus, autant parce qu’elle se moquait de mon bonheur que parce qu’elle avait raison. Était-il raisonnable si près du but de provoquer un scandale ? Je tirais les ficelles de son devenir depuis si longtemps ! Mais je ne perdrais pas Jaufré une seconde fois.
« Un jour viendra, avait-il dit
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