Le lit d'Aliénor
entière.
– Je n’ai pas de pouvoir, Loanna de Grimwald. Seul l’amour en possède. Seul l’amour est magie.
– Pourtant, je ne peux rien pour soigner ses blessures, quand vous pouvez tout.
– En es-tu sûre ?
Je frémis d’inquiétude. J’avais attendu qu’il lève les bras et que brusquement Jaufré redevienne celui d’avant. Où voulait-il en venir ? Mais la voix cristalline reprit :
– Comte Jaufré de Blaye, vous avez franchi les limites du monde des humains et êtes aujourd’hui dans un autre qui n’appartient ni à la mort ni à la vie, mais au temps. Un espace de vérité où vous êtes seul en face de vous-même. Rares sont les initiés admis en ce lieu. Pourtant je vous y accueille tel un fils. Etes-vous prêt à sacrifier ce qui vous est le plus précieux pour l’amour de cette femme ? Êtes-vous prêt à nous rejoindre en vous unissant à elle ? Êtes-vous prêt à recevoir et à transmettre l’enseignement des druides en garantissant le plus grand secret de ce savoir ? Êtes-vous prêt enfin à renaître, en oubliant celui que vous étiez, sans pour autant en être un autre ?
Je comprenais soudain que ce n’était pas un dû. Merlin ne m’offrait rien. Il assurait une descendance. Il avait choisi son héritier. Une rage sourde m’envahit. J’eus envie de partir et d’emmener Jaufré, mais, comme s’il lisait dans mes pensées, ce dernier tourna vers moi son visage de tourment, et son regard se fit doux et confiant comme une caresse. Ma colère fondit sous sa chaleur. Je crus bon de murmurer :
– Rien ne t’enchaîne, Jaufré. Je t’aimerai quel que tu sois. Peu m’importe ton apparence. Tu es libre de ton choix.
Alors, doucement, il prit ma main dans la sienne et la porta à ses lèvres. Puis, tournant son visage vers Merlin, il hocha du menton en signe d’assentiment.
Mon cœur battait à me faire mal. J’oscillais entre le bonheur, la crainte et la colère.
– Je sais ce que tu ressens, Loanna, chuchota la voix de Merlin. Mais rien ne peut s’obtenir sans sacrifice. Une vie pour une vie. Aurais-tu oublié ? Je n’ai pas de pouvoir. Es-tu prête à accepter ce qu’il te donne ? Es-tu prête toi aussi à renoncer à ce que tu es ? Sache que, si tu te donnes à cet homme, tu ne seras plus qu’une femme. Intuitive et gardienne du don de double vue et de prédiction, mais plus jamais tu ne pourras faire appel à moi, ou à ce berceau dont tu t’es nourrie. Ici s’achève ta lignée.
– Mon choix est fait, père – je resserrai entre mes doigts ceux, noueux, de Jaufré −, c’est à lui que j’appartiens.
Il me sembla que Merlin souriait entre les fils de sa barbe d’eau. Sa voix forte s’éleva dans le silence, comme si la source elle-même avait suspendu son filet :
– Ce jour est jour de Samain. Tu sais ce que cela signifie. Tout ce qui sera engendré cette nuit sera enfant de la nuit, appelé à régner sur les ténèbres entre bien et mal, entre tourment et miséricorde. Pourtant, cela sera avec justice. Acceptes-tu cela, Loanna de Grimwald ?
– Oui, père.
– L’acceptes-tu aussi, Jaufré de Blaye ?
Jaufré hocha la tête résolument.
– À dater de ce jour, vous êtes le positif et le négatif. La laideur et la beauté, la lumière et l’ombre, mais l’univers repose sur cet équilibre. Or donc je t’offre ce présent pour célébrer vos noces, Loanna de Grimwald.
Les longs bras de Merlin se dressèrent aux cieux et de gros nuages noirs se ramassèrent entre eux, dans un azur qui n’avait cessé d’être limpide.
– Que les portes du temps soient pour ces deux âmes l’anneau d’alliance entre hier et demain, entre le monde des fées et celui des humains. Que jamais, les siècles passant, ils ne se perdent et que leur amour toujours les fasse se retrouver au-delà de leurs apparences, sans qu’à aucun moment, ils aient souvenir de ce qu’ils ont été et des serments antérieurs. Qu’enfin ce même amour qui ce jourd’hui les unit devant leurs pères les conduise à œuvrer pour le bien des peuples dans la justice, la liberté et l’amour.
Il y eut un grondement de tonnerre, et, l’espace d’un instant, j’eus l’impression que le ciel allait se déchirer telle une feuille de parchemin. Mais il n’en fut rien. Autour de nous, des étoiles scintillaient au point de nous obliger à baisser les yeux. La clairière n’était qu’or et nébuleuse.
– Je n’ai pas de pouvoir, seul l’amour
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