Le lit d'Aliénor
de ne rien voir. Parfois, pris sur le fait, un de ceux-là tendait en suppliant clémence une grive ou une palombe. Jaufré jouait alors son rôle de seigneur. Il grondait, sourcil froncé, et promettait la bastonnade à la moindre récidive, mais refusait de prendre l’objet du délit. L’on s’éloignait sur un : « Ça ira pour cette fois, mais que je ne t’y reprenne pas ! »
Nous avions conscience l’un et l’autre qu’il n’y changerait rien. Jaufré n’avait pu abolir toutes les coutumes. Il souhaitait pourtant que chacun mange à sa faim et savait que nombre de vagabonds vivaient du fruit de la chasse ou de la pêche sans payer leur tribut. Il ne pouvait satisfaire chacun et trouvait injuste que certains n’aient rien quand il possédait tout. Lors, il fermait les yeux sur ces pratiques ancestrales. Le palus lui en offrait la possibilité sans rien voler à quiconque. Les abbés eux-mêmes, bien qu’habiles négociants, se débarrassaient de leurs pauvres en les dirigeant vers les « créatures que le Seigneur tout-puissant avait placées en abondance sur leur chemin ».
L’Église !
Il me fallut assister à chacun des offices, tant à l’abbaye de Saint-Sauveur qu’à son homologue de Saint-Romain, m’ennuyant à mourir de ces simagrées de prière vers un Dieu qui, comme auparavant, me laissait perplexe. Certes, j’avais coutume de me rendre aux différents offices au côté d’Aliénor, mais ici, cela me devenait une véritable torture tant j’avais à découvrir auprès de mon aimé. Je dus chaque fois me faire violence pour trouver des raisons de courber la tête quand l’envie me prenait de chercher d’un œil gai tel nid d’oiseau perché sur une colonne ou sur l’épaule d’un saint de pierre. Jaufré, lui, se recueillait avec ferveur, et j’étais touchée au plus secret de mon être, effleurant avec douceur son coude sur le prie-Dieu, tentant par ce simple geste de lui communiquer ma force et mon savoir.
Il disait souvent au sortir de l’abbaye qu’il tirait sa musique de ces moments de recueillement, mais je savais qu’il n’en était rien. Jaufré était un sensitif. Chaque événement aussi anodin soit-il emplissait son esprit et son cœur, et il en restituait l’émotion ou l’empreinte dans ses chansons. Dieu n’était qu’une excuse à son talent, moi je l’aimais pour sa faiblesse.
Il pleurait comme un enfant lorsque les notes s’égrenaient sous sa mandore. Sa voix alors s’élevait, transportant jusqu’aux nuages un chant d’amour qu’il ne maîtrisait pas, et moi, assise à ses pieds telle une humble servante, le regard en pluie, je notais ses paroles pour qu’il puisse s’en souvenir lorsque son chant se serait tu. Ensuite seulement, il réapprenait chaque mot oublié, chaque mélodie que je fredonnais. Ainsi composait Jaufré. Sans préméditation.
Et je buvais son souffle, ses larmes brûlantes qui noyaient les miennes et se perdaient dans nos baisers, enflammant nos corps et nos âmes d’une complicité dans laquelle nous n’étions plus qu’un. Jamais je n’avais connu telle plénitude. Les jours qui passaient m’enrichissaient de bonheur, de confiance, et j’aurais voulu qu’ils ne finissent pas.
– Le roi est trépassé.
La nouvelle me poignarda. Jaufré était assis au bord du fleuve, au pied de la falaise, à cet endroit où des enfants péchaient des crevettes grises. Il jouait avec un bâton noueux à les torturer dans la nacelle d’osier à demi remplie de vase, les chausses enfoncées dans le limon.
J’étais venue le rejoindre après l’avoir cherché dans le château, avertie par un enfant qui m’avait indiqué le chemin. Cela faisait maintenant trois semaines que j’étais à Blaye, sans aucun souci du temps qui passe.
Il n’avait pas bougé à mon approche, pas même relevé la tête, le regard éteint fixé sur ses victimes. Il ne les voyait pas. Seuls ses mots me parvinrent, comme une sentence. Je me laissai tomber à ses côtés dans l’herbe maculée de boue et de vase.
La marée était basse, dénudant les îles en face, enfouissant jusqu’à la cale les embarcations dans sa visqueuse épaisseur. Quelques nappes d’un brouillard chaud frôlaient la surface.
Je lui pris la main qui écrasait le bâton. Il le lâcha à mon contact et agrippa mes doigts de toutes ses forces comme un naufragé pour ne pas sombrer. Il me fit mal, pourtant plus il serrait ma main, plus la douleur dans mon
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