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Le lit d'Aliénor

Le lit d'Aliénor

Titel: Le lit d'Aliénor Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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n’y fallait pas songer sans risquer de me perdre.
    Pour la première fois depuis longtemps, je comptai les heures jusqu’au lever du jour.
     
    Peu après matines, Aliénor et sa suite s’engagèrent sur la voie romaine pour rejoindre Taillebourg à la nuit et Poitiers ensuite. Elle me prit en aparté quelques minutes avant son départ, me faisant promettre de ne point trop tarder. Elle dut cependant sentir mon bonheur d’être en ces lieux, car elle s’éloigna en me lançant à la dérobée quelques œillades inquiètes.
    Jaufré ne reparut pas avant prime. L’on m’entoura pourtant de mille soins, et une chambrière s’annonça à mon service pour enseigner à Camille comment préparer un bain de fleurs d’oranger. Les vertus de cet arbuste semblaient multiples. Les Arabes, selon Aliénor, l’utilisaient de mille manières dans leur pharmacopée, et je me promis d’en étudier les possibilités dès que l’on m’en laisserait le loisir, tant je sortis détendue et rafraîchie de cette trempette.
    Depuis ma fenêtre, je pouvais découvrir l’esplanade du château et ses jardins découpés en massifs de fleurs et de rocaille, bordés de vergnes à l’entour de la douve. Il était curieux de voir que Blaye, ville défensive par excellence, moult fois assiégée au cours des précédents siècles, s’ornait de telles parures dans l’intérieur. Je me doutais que le goût certain de son seigneur pour les arts et les ornementations en était l’une des causes premières. À portée d’horizon, je distinguais le lent mouvement du fleuve et son mascaret, les échanges entre les îles et le continent, et le trafic des bateaux, incessant et varié. Tout n’était que ravissement. Même si Bordeaux possédait un charme opulent et certain, ici l’on avait la sensation d’être coupé du monde, vivant dans une paix à laquelle l’harmonie des lieux conservait une identité propre.
     
    Nous prîmes notre matinel en tête à tête. Non point dans la salle à manger qui nous avait accueillis la veille, mais dans une sorte d’arrière-cuisine, meublée sommairement d’une table massive longue tout au plus de six pieds, de deux bancs, de quatre petits buffets en chêne patiné à la cire d’abeille, et d’une cheminée dans laquelle un chaudron fumant dégageait une odeur de soupe épaisse. Deux couverts avaient été dressés, mais point d’orfèvrerie. Un bouquet de roses d’un blanc laiteux avait été posé au centre de la table, juste à côté d’une miche de pain rond à peine sortie du four.
    Je trouvai Jaufré en bottes, un pied négligemment posé sur une des marches de la cheminée, goûtant voluptueusement à la louche un fond de potage. Son bliaud de lin écru ceinturé d’une tresse de cuir et de corde sur ses braies sombres le faisait paraître un de ces manants qui cultivaient ses terres, et nul, entrant en ce lieu, n’aurait pu imaginer qu’il en était le maître.
    La servante qui m’avait accompagnée referma la porte derrière moi, et l’impression que j’eus de ce tableau me bouleversa. Moi, la sauvageonne, à mi-chemin entre la terre, le ciel et la pierre, je voyais en cet endroit la douce chaumière que j’avais abandonnée à Brocéliande, pour entrer de plein cœur dans la magnificence du palais de l’Ombrière. Des larmes de bonheur me nouèrent la gorge. Se pouvait-il qu’il sache qui j’étais au plus secret de mes racines ?
    Je n’osai faire un geste, pétrifiée par l’image, par cette chaleur qui respirait le modeste et la sérénité. Jaufré sourit de plaisir. Il s’approcha et me prit les mains pour me conduire à table. Il m’y installa sans mot dire, puis, saisissant mon assiette, comme n’importe lequel de ses pages, il me servit une grosse louche de soupe épaisse. Il en fit de même à son profit, puis remplit avec désinvolture nos gobelets de ce vin un peu aigrelet mais savoureux dont il avait privilège.
    Je ne savais trop que dire. Tout cela était si…
    – Mange, murmura-t-il tendrement, optant brusquement pour un tutoiement non conventionnel, tandis qu’il s’asseyait à son tour.
    Il trancha le pain d’une lame agile et l’émietta dans son assiette, me tendant ensuite un morceau pour que j’en fasse autant. Je hochai la tête, mais je sentais des larmes couler sur mes joues. Depuis longtemps je n’avais éprouvé pareil bonheur.
    – J’aime ta pluie. Elle abreuve ma terre trop vainement stérile. Ici rien n’existe sans cette

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