Le lit d'Aliénor
ventre s’amenuisait. Nous restâmes ainsi, immobiles, à fixer l’horizon.
– Épouse-moi, Loanna. Toi seule es digne de cette terre. Épouse-moi, gémit sa voix soudain désespérée.
Elle me bouleversa. Ma gorge s’inondait de cette vague qui remontait le long de mon cou, sans pouvoir atteindre mes yeux et déverser son trop-plein. C’était un peu comme si, de ne pas bouger, l’on pouvait arrêter l’instant, prolonger ce présent à l’infini.
– Je dois partir, murmurai-je malgré moi. Mais je te fais serment que nul autre jamais ne sera de ma chair. Je t’aime, Jaufré de Blaye.
– Je t’attendrai… je t’attendrai, répéta-t-il, le timbre assourdi par le chagrin.
Deux jours plus tard, je laissai derrière moi la ville haute et ses remparts, ses jardins et ses gens, sa musique et sa souffrance. Les cloches de l’église de Saint-Martin sonnaient à l’instant où je franchis la voie romaine en direction de Poitiers, comme un glas que je n’oublierais plus. Alors seulement, elles se mirent à couler, mes larmes de marée. Nous étions le 20 août 1137.
Aliénor était reine de France.
8
Le vicomte de Châtellerault était un homme courtois et avenant. Il m’avait accueillie avec effusion comme seuls savaient le faire ces gens du Midi que j’affectionnais de plus en plus, et son accent chantait avec douceur dans une voix de basse. Je l’écoutais avec plaisir raconter moult anecdotes sur ses terres et me parler de son amitié sans faille avec les comtes de Poitiers. Jaufré m’avait hautement recommandé de faire escale chez lui, et je m’en réjouissais depuis mon arrivée, tant l’homme était plaisant. Il avait une quarantaine d’années, les cheveux bouclés poivre et sel retenus par un lien de cuir sur les épaules, la barbe fournie dans laquelle dansaient, insoumis, de fins fils d’argent, et une taille alourdie par défaut d’activité. Le bonhomme dégageait une sorte de jovialité qui le baignait tout entier, sans doute à cause de son regard malicieux, et aussi de ce rire qui éclatait, sonore et vif comme un coup de tonnerre. De sorte que le repas me fut un enchantement après cette longue journée de route où mes pensées à tout bout de champ me ramenaient auprès de Jaufré.
La conversation dévia sur ses deux fils aînés qui avaient suivi Aliénor à Paris et devaient être sacrés chevaliers aux prochaines fêtes de Pentecôte, et sur cet heureux mariage, bien qu’il manifestât quelques craintes à savoir unis ces gens du Nord et du Sud, si différents par les us et coutumes. Plusieurs fois, en s’échauffant par l’ardeur d’un récit, le vicomte rougit jusqu’à la racine des tempes et sembla prêt à exploser, alors il levait son verre empli d’un vin acide et buvait à grandes goulées en faisant un gargouillis de glotte qu’imitait à perfection le plus jeune de ses fils, Thierrey.
Lorsque les entremets furent balayés d’un dernier sursaut d’appétit, le vicomte se leva de la longue table et s’installa cérémonieusement dans un fauteuil ouvragé au coin de l’âtre dans lequel flambait une bûche de chêne. Il m’invita à prendre place devant lui sur un banc et toute la joyeuse tablée s’assit à même le sol sur l’épais tapis qui recouvrait les carreaux de terre cuite, tandis que le jeune Thierrey se blottissait entre les jambes de Loriane, l’épouse du vicomte. Alors seulement, mon hôte saisit une harpe que je n’avais pas même remarquée. La calant avec habitude entre ses genoux, il se mit à faire courir ses doigts boudinés sur les cordes. Sa voix s’éleva, chaude et harmonieuse, et tous, en un instant, furent pendus à ces notes qui montaient comme montaient dans l’âtre noirci des étoiles de feu. Il chanta une chanson ancienne qui parlait d’un dragon et d’un chevalier à l’épée merveilleuse qui, pour conquérir sa belle, brava mille morts et ramena le cœur de l’animal. Puis sa voix se fit nostalgique, et il entonna une chanson qui pleurait les amours malheureuses d’un jeune homme et de sa belle, promise à un autre. Du fond de moi jaillirent des souvenirs si frais encore qu’ils effleuraient mes mains et mes lèvres : ce souffle sur ma peau, ces murmures emplis de promesses et jusqu’au parfum de la terre et de la marée, musqués comme nulle part ailleurs. J’eus soudain l’impression désespérée d’être seule au monde.
Lorsque la musique abandonna à l’air léger ses derniers
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