Le lit d'Aliénor
promu Denys au titre de connétable de la reine. Il avait argué qu’il n’y avait qu’un seul connétable à la cour, que c’était celui du roi et qu’il était déjà pourvu. Aliénor s’indigna : de quel droit lui enlevait-on le privilège de se sentir protégée par une garde personnelle ? S’il lui seyait d’avoir son connétable, elle se moquait bien de ce qui était établi avant son arrivée à Paris. Elle avait suffisamment œuvré pour que cela change, elle n’allait pas s’arrêter en si grand chemin. Denys n’avait pas de titre ? Qu’à cela ne tienne, il en gagnerait un dès les prochains tournois. Et gare à celui ou celle qui trouverait à redire à son choix ! Louis s’en garda bien. Au fond, si cela amusait la reine, il n’y avait pas lieu de la contrarier sur un point aussi insignifiant.
Ainsi, Denys fut nommé aux ordres d’Aliénor, trop heureux d’être dans le sillage d’une aussi jolie reine, duchesse d’Aquitaine de surcroît, pour laquelle son père aurait donné sa vie sur l’heure. Pour lui qui n’avait d’autre espoir que de grandir dans l’ombre d’un nom qu’il ne porterait jamais, c’était beaucoup. Trop même, au regard de ses deux demi-frères que le roi devait faire chevaliers lors des fêtes du couronnement à Bourges, au moment de Noël. Denys ne s’attarda pas à leur rancune. Il se contenta de les éviter, cherchant à mériter cette place que ma reconnaissance lui avait offerte.
Je n’avais pas eu de nouvelles de Jaufré. Il me manquait désespérément, bien que je décidasse de ne pas en tenir compte. Il me fallait du temps pour accepter l’idée que je ne pouvais l’aimer sans me perdre. Aliénor et Denys m’y aidaient sans le savoir. Les intrigues de la cour aussi, aiguisant ma vigilance.
En Anjou et en Angleterre, c’était le point mort, rien n’évoluait. Henri grandissait, solide et têtu. C’était là l’essentiel.
L’hiver passa ainsi, dans la grisaille et un froid inhabituel, laissant enfler, sous la neige qui recouvrait les toits, les bouillonnements de haine sourde. Il fallait qu’elle jaillisse. Elle s’insinua avec le dégel comme une eau noire.
10
– Regardez celui-ci !
– Quel panache ! C’est le mien, j’en suis sûre.
– Non pas, il est bien trop beau ! Oh, mais voyez celui-là.
– Allons ! Allons, que d’excitation, mesdames. Tenez-vous, on vous regarde !
Aliénor grondait d’un doigt levé ses bavardes de compagnes. L’agitation était à son comble. Installées dans les tribunes à gauche de la reine, celles-ci n’en pouvaient plus d’admirer les cavaliers aux armures scintillantes.
La plaine de Saint-Denis se colorait de pavillons et d’oriflammes aux couleurs des combattants. Mars avait levé ses quartiers, et une tiédeur printanière amenait sous les tentures des parfums de lilas. L’abbaye laissée sur la gauche découpait ses flancs de pierre sur un ciel sans nuage. Ces fêtes de Pentecôte de l’année 1138 s’annonçaient bien.
Assise entre Aliénor et Béatrice, je me sentais tout aussi excitée que ces diablesses, sans toutefois m’épandre ainsi qu’elles le faisaient. Chacune d’elles avait son favori parmi les jeunes seigneurs bien tournés qui venaient les saluer en paradant sur leur monture.
Louis demeurait de marbre. Il était soucieux. Les barons aquitains avaient décliné son invitation à prendre part aux joutes. Les relations avec le duché étaient tendues, et Aliénor refusait d’entendre raison. Le roi aurait voulu mater avec une armée ces esprits rebelles, les plier à la vassalité du royaume de France. La jeune reine, elle, pensait que l’Aquitaine devait rester sous sa seule juridiction et soutenait leur cause. Cela ne plaisait pas davantage à Louis qu’à Suger, qui tentait vainement depuis quelques semaines de contraindre Aliénor à se rendre aux injonctions de son époux. L’abbé, à la droite du roi, pesait lourdement sur le dossier de son fauteuil, un cerne de fatigue sous les yeux.
Un héraut, salué par une envolée de trompettes, déclara le tournoi ouvert. Commença alors, sous la salve musicale, un défilé de cavaliers qui, l’un après l’autre, vinrent saluer la dame pour laquelle ils combattaient, puis repartirent en accrochant à leur lance la manche qu’elle leur avait donnée.
Béatrice reçut l’hommage du comte de Flandres qui, depuis quelque temps, lui faisait la cour, la comtesse du Berry celui du jeune
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