Le Livre De Ma Mère
pouvoir de mal nous avons sur eux. Et comme nous faisons usage de ce
pouvoir. Et pourquoi cette indigne colère? Peut-être parce que son accent étranger
et ses fautes de français en téléphonant à ces crétins cultivés m’avaient gêné.
Je ne les entendrai plus jamais, ses fautes de français et son accent étranger.
Vengé
de moi-même, je me dis que c’est bien fait et que c’est juste que je souffre,
moi qui ai fait, cette nuit-là, souffrir une maladroite sainte, une vraie
sainte, qui ne savait pas qu’elle était une sainte. Frères humains, frères en
misère et en superficialité, c’est du propre, notre amour filial. Je me suis
fâché contre elle parce qu’elle m’aimait trop, parce qu’elle avait le cœur
riche, l’émoi rapide et qu’elle craignait trop pour son fils. Je l’entends qui
me rassure. Tu as raison, Maman, je n’ai été méchant qu’une fois avec toi et je
t’ai demandé un pardon que tu accordas avec tant de joie. Tu le sais, n’est-ce
pas, je t’ai totalement aimée. Comme nous étions bien ensemble, quels bavards
complices et intarissables amis. Mais j’aurais pu t’aimer plus encore et tous
les jours t’écrire et tous les jours te donner ce sentiment d’importance que
seul je savais te donner et qui te rendait si fière, toi humble et méconnue, ma
géniale, Maman, ma petite fille chérie.
Je
ne lui écrivais pas assez. Je n’avais pas assez d’amour pour l’imaginer,
ouvrant sa boite aux lettres, à Marseille, plusieurs fois par jour et n’y
trouvant jamais rien. (Maintenant, chaque fois que j’ouvre ma boite aux lettres
et que je n’y trouve pas la lettre de ma fille, cette lettre que j’attends
depuis des semaines, j’ai un petit sourire. Ma mère est vengée.) Et le pire,
c’est que j’étais quelquefois agacé par ses télégrammes. Pauvres télégrammes de
Marseille, toujours les mêmes : « Inquiète sans nouvelles télégraphie santé ».
Je me hais d’avoir télégraphié une fois en réponse, le parfum d’une nymphe
encore sur mon visage : « Je me porte admirablement bien lettre suit ». La
lettre n’avait pas vite suivi. Chérie, ce livre, c’est ma dernière lettre.
Je
me raccroche à cette idée que, devenu adulte (ça a pris du temps), je lui
donnais de l’argent en cachette, ce qui lui procurait la joie désintéressée de
se savoir protégée par son fils. J’aurais dû lui offrir un aspirateur à
poussière. Elle en aurait eu un poétique plaisir. Elle serait allée lui rendre
visite de temps en temps, l’aurait chéri, regardé sous toutes ses faces avec un
recul artiste et une respiration satisfaite. Ces choses étaient importantes
pour elle, fleurissaient sa vie. Je me raccroche aussi à cette idée que je l’ai
beau coup écoutée, que j’ai participé hypocritement aux dissensions de famille
qui l’intéressaient tant et qui m’ennuyaient un peu. J’abondais dans son sens,
je l’approuvais de critiquer tel parent en disgrâce, le même qu’elle portait
aux nues, deux jours plus tard, si elle en recevait une lettre aimable. Je me
raccroche à cette pauvre consolation que je savais régler mon pas sur son pas
lent de cardiaque. « Toi, au moins, mon fils, tu n’es pas comme les autres, tu
marches normalement, c’est un plaisir de se promener avec toi. » Je pense bien,
on faisait du trois cents mètres à l’heure.
Ce
qui me fait du bien aussi, c’est de me dire que j’ai su la flatter. Quand elle
mettait une nouvelle robe, qui n’était jamais nouvelle mais toujours
transformée, et qui lui allait assez mal, je lui disais : « Tu es
élégante comme une jeune fille. » Elle rayonnait alors d’un timide
bonheur, rougissait, me croyait.
À
chacun de mes énormes compliments, ce geste mignon qu’elle avait de porter sa
petite main à la lèvre. Elle vivait alors extrêmement, était réhabilitée. Que
lui importait d’être une isolée et une dédaignée? Elle s’abreuvait de mes
louanges, avait un fis. Mais le seul vrai réconfort, c’est qu’elle n’assiste
pas à mon malheur de sa mort. Me frottant les mains pour essayer d’être gai, je
viens de confier cette pensée à ma chatte qui a ronronné courtoisement.
Un
autre remords, c’est que je considérais tout naturel d’avoir une mère vivante.
Je ne savais pas assez combien ses allées et venues dans mon appartement
étaient précieuses, éphémères. Je ne savais pas assez qu’elle était en vie. Je
n’ai pas assez désiré ses venues à
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