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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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vaccination. Je veux voir
sa gaucherie empesée lorsque je lui présente un de mes amis. Je veux qu’elle
soit là et qu’elle me dise, comme autrefois, de ne pas trop écrire « parce que
penser comme ça tout le temps c’est mauvais pour la tête et il y a des érudits,
ne le sais-tu pas, mon fils, qui sont devenus fous à force de penser et je suis
tranquille quand tu dors parce que au moins tu ne penses pas quand tu dors ».
Je dis que je veux, je demande, mais je n’obtiens rien et Dieu m’aime si peu
que j’en ai honte pour Lui.

XVI
    Tout
éveillé, je rêve et je me raconte comment ce serait si elle était en vie. Je
vivrais avec elle, petitement, dans la solitude. Une petite maison, au bord de
la mer, loin des hommes. Nous deux, elle et moi, une petite maison un peu
tordue, et personne d’autre. Une petite vie très tranquille et sans talent. Je
me ferais une âme nouvelle, une âme de petite vieille comme elle pour qu’elle
ne soit pas gênée par moi et qu’elle soit tout à fait heureuse. Pour lui faire
plaisir, je ne fumerais plus. On vaquerait gentiment, elle et moi, aux besognes
du ménage. On ferait la cuisine avec de petites réflexions genre « je crois
vraiment qu’un peu, mais très peu, de chicorée améliore le café » ou « il vaut
mieux saler pas assez que trop, on est toujours à temps ». Avec la cuiller de
bois, je ferais des tapotements, comme elle. Deux vieilles sœurs, elle et moi,
et pendant que l’une égoutterait les macaronis, l’autre râperait le fromage. On
balayerait tout en bavardant, on ferait briller les cuivres et, quand tout
serait fini, on s’assiérait. On se sourirait d’aise et de camaraderie, on
soupirerait de bonne fatigue satisfaite, on contemplerait avec bonheur notre
ouvrage, notre cuisine si propre et ordonnée. Par amour et pour lui plaire,
j’exagérerais ma satisfaction. Et puis on boirait du café chaud pour se récompenser
et, tout en le sirotant, elle me sourirait à travers ses lunettes heurtant le
bord de la tasse. On aurait quelquefois des fous rires ensemble. On se rendrait
tout le temps des services souriants et menus. Le soir, après le dîner et
lorsque tout serait bien en ordre, on causerait gentiment au coin du feu, elle
et moi, nous regardant gentiment, deux vraies petites vieilles, si aimables et
confortables et sincères, deux petites reinettes, deux malignes et satisfaites,
avec pas beaucoup de dents mais bien coquines, moi par amour cousant comme
elle, ma Maman et moi, copains jurés, causant ensemble, ensemble éternellement.
Et c’est ainsi que j’imagine le paradis.
    J’entends
ma mère qui me dit avec son sourire sage : « Cette vie ne te conviendrait pas,
tu ne pourrais pas, tu resterais le même. » Et elle ajoute ce qu’elle m’a dit
tant de fois en sa vie : « Mon seigneur un peu fou, mon prince des temps
anciens. » Elle dit encore, en se rapprochant : « Et puis, je n’aimerais pas
que tu changes, ne sais-tu pas que les mères aiment que le fils soit supérieur,
et même un peu ingrat, c’est signe de bonne santé. »
    Je
lève la tête, je me regarde dans la glace et, tandis que parle le bonhomme de
la radio, je me regarde écrire, doux, sage comme une image, avec une figure
soudain presque gentille, absorbé et tranquille comme un enfant occupé par un
jeu très sot et défendu, absorbé, privé de poids, souriant un peu, tenant
légèrement la feuille de la main gauche tandis que la droite trace
enfantinement. Ce type qui écrit avec tant de soin et d’amour et qui va mourir
bientôt, j’ai un peu pitié de lui.

XVII
    Je
suis là, devant ma table, avec mes ossements déjà préparés, à attendre que ça
finisse, que mon tour vienne aussi, dans un an ou dans trois ans ou, au mieux,
dans vingt ans. Mais je continue à écrire comme si j’étais immortel, avec tant
d’intérêt et de soin, tel le mécanicien qui continuerait consciencieusement ses
soudures sur le navire qui fait naufrage. Je suis là, trompant ma peine d’orphelin
avec des signes à l’encre, attendant l’humidité noire où je serai le muet compagnon
de certaines petites vies silencieuses qui avancent en ondulant. Je me vois
déjà. Il y a un ver, un petit monsieur assez joli, tacheté de brun, qui vient
me rendre visite. Il s’introduit dans ma narine qui ne frémit pas car elle est
devenue imbécile. Ce ver est chez lui. Ma narine est sa maison et son petit
garde-manger.
    Lourde
sur moi la terre, sur moi flegmatique qui ne

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