Le Livre De Ma Mère
étrangère plus que calme. Dénoue tes sandales
car ceci est un lieu sacré où je dis la mort.
Dans
mes sommeils, elle est vivante et m’explique qu’elle vit cachée dans un lointain
hameau, sous un faux nom, dans un hameau perdu dans la montagne où elle reste
cachée par amour pour moi, chez des paysans. Elle m’explique qu’elle est
obligée d’y rester, qu’elle est venue me voir en secret, mais que si certaines
autorités savaient qu’elle n’est pas morte, cela aurait de mauvaises
conséquences. Elle est aimante dans ces rêves, mais peut-être moins que dans la
vie, douce mais un peu étrangère, tendre mais non passionnée, affectueuse mais
avec une évasive affabilité et une lenteur dans la parole que je ne lui
connaissais pas. On me l’a changée chez les morts. Dans ces rêves, jamais elle
ne me considère vraiment et toujours ses regards semblent aller ailleurs, comme
vers de secrètes importances désormais plus graves que son fils. Les morts
regardent toujours ailleurs, et c’est terrible. Et je ne me dissimule pas, dans
ces rêves, que si elle m’aime encore, c’est parce qu’elle m’a tant aimé
autrefois qu’elle ne peut pas ne pas m’aimer encore, quoique moins. Puis elle
me redit, toujours avec cet incompréhensible calme qui me paraît entaché de
moindre tendresse, qu’il lui faut maintenant retourner dans le village où elle
se cache. Et je contracte dans ces rêves son inquiétude qu’on apprenne qu’elle
est en vie. Car, dans ces rêves, elle est en contrebande dans la vie et il est
coupable qu’elle ne soit pas morte. Mais tout cela est folie. Ce n’est pas dans
un village mais dans de la terre odeur de terre qu’elle est cachée. Et la
vérité est qu’elle ne me parlera plus, ne se préoccupera plus de moi.
Effrayante et égoïste solitude des morts étendus. Combien vous ne nous aimez
plus, morts aimés, chers infidèles. Vous nous laissez seuls, seuls et ignorants.
XV
Je
ne la veux pas dans les rêves, je la veux dans la vie, ici, avec moi, bien
vêtue par son fils et fière d’être protégée par son fils. Elle m’a porté
pendant neuf mois et elle n’est plus là. Je suis un fruit sans arbre, un poussin
sans poule, un lionceau tout seul dans le désert, et j’ai froid. Si elle était
là, elle me dirait : « Pleure, mon enfant, tu seras mieux après. » Elle n’est
pas là et je ne veux pas pleurer. Je ne veux pleurer qu’auprès d’elle. Je veux
aller me promener avec elle et l’écouter comme personne ne l’écoutait, je veux
la flatter, je veux l’embobiner pour qu’elle perde son temps à me tenir
compagnie pendant que je me rase ou que je m’habille. Je veux, si Tu es Dieu,
prouve-le, je veux être malade et qu’elle m’apporte des médicaments à elle, des
graines de lin torréfiées, moulues et mélangées à du sucre en poudre, « c’est
bon pour la toux, mon enfant ». Je veux qu’elle brosse mes costumes, je veux
qu’elle me raconte des histoires. J’ai été mis sur terre pour écouter les
interminables histoires de ma mère. Je veux sa partialité pour moi, je veux
qu’elle se fâche contre ceux qui ne m’aiment pas. Je veux lui montrer mon passeport
diplomatique, pour voir son ravissement, persuadée qu’elle est, ma naïve, que
c’est important d’avoir un passeport diplomatique. Je ne la détromperai pas
parce que je veux qu’elle soit contente et qu’elle me bénisse. Mais je veux
aussi être son petit garçon d’autrefois, je veux qu’elle me dessine son bateau
qui transporte un gros nougat, je veux qu’elle me dessine ses fleurs ingénues
que j’essayerai de recopier, je veux qu’elle renoue ma cravate et qu’elle me
donne une petite tape après. Je veux être le petit garçon de Maman, un petit
garçon très gentil qui, lorsqu’il est malade, aime tenir le bas de la jupe de
Maman assise auprès du lit. Lorsque je tiens le bas de sa jupe, personne ne
peut rien contre moi. Je suis ridicule de parler ainsi, à mon âge? Que je le
sois.
Il
est ridicule, le petit oiseau dont on a tué la mère. Sur sa branche, il fait
son chant de mort, un piou piou monotone et inefficace. Cet agneau aussi est
ridicule. Dans le désert, il se lamente d’avoir perdu sa mère brebis.
Flageolant dans le sable, il va bientôt mourir de soif, mais il cherche sa
maman dans le désert.
Je
veux l’entendre superstitieusement me recommander de ne pas prononcer certains
mots dangereux pendant les trois jours qui suivent la
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