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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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murmurant avec un petit rire un peu
fou que tout va très bien, Madame la Marquise, et que je suis perdu. Perdu,
perdi, perdo, perda. C’est une découverte que je fais. On s’amuse un peu dans
le malheur.
    Maintenant,
c’est la nuit. Pour ne plus penser à ma mère, je suis sorti dans le jardin. Ma
douleur et ma rouge simarre que le vent écartait en deux ailes sur la vivante
nudité apparue me faisaient un pauvre roi fou dans la nuit insupportable où
elle me guettait. Un chien errant m’a regardé avec les yeux de ma mère, et je
suis rentré. Les morts aimés sont effrayants à minuit et ils revivent de vous
effrayer. De jour, je ne suis guère autre, quoique vêtu comme eux et sachant
feindre. De jour, dans leurs bureaux et leurs salons, je souris et je ne sais
que leur dire. Mais un sosie, un bâtard brillant et sans âme, me remplace
immédiatement et se fait admirer à mon grand mépris. Et moi, tandis qu’il parle
et fait le gai et le charmant, je pense à ma morte. Elle me domine, elle est ma
folie, reine des méandres de mon cerveau qui tous conduisent à elle trônant, en
un étrange cercueil vertical, au centre de mon cerveau. Parfois, pendant trois
secondes, je me dis qu’elle n’est pas morte. Et puis, de nouveau, je sais
qu’elle est morte. Morte, me redis-je dans les salons où elle m’attend, où elle
est sombrement entre moi et eux qui, de leurs minces lèvres, m’ont dit leurs
condoléances, avec ces mêmes yeux faussement chagrinés que j’ai lorsque, moi
aussi, je dis des condoléances.

XIX
    Dans
les rues, je suis l’obsédé de ma morte, mornement regardant tous ces agités qui
ne savent pas qu’ils mourront et que le bois de leur cercueil existe déjà dans
une scierie ou dans une forêt, vaguement regardant ces jeunes et fardés futurs
cadavres femelles qui rient avec leurs dents, annonce et commencement de leur
squelette, qui montrent leurs trente-deux petits bouts de squelette et qui
s’esclaffent comme s’ils ne devaient jamais mourir. Dans les rues, je suis
triste comme une lampe à pétrole allumée en plein soleil, pâle, inutile et
lugubre comme une lampe allumée en un jour éclatant d’été, lamentable dans les
rues, fleuves nourriciers du solitaire allant lentement et distrait, distrait
dans les rues qui fourmillent de vieilles femmes inutiles et aucune n’est elle
mais toutes lui ressemblent. Je suis un transpirant cauchemar dans les rues où
je pense sans cesse à ma vivante juste avant la seconde de sa mort. Et si
j’allais vers ce passant pour lui dire que j’ai perdu ma mère et que nous
devons échanger un baiser de prochain, un éperdu baiser de communion en un
malheur qui a été ou qui sera le sien? Non, il me signalerait à la police.
    Aujourd’hui,
je suis fou de mort, partout la mort, et ces roses sur ma table qui me parfument
tandis que j’écris, affreusement vivant, ces roses sont des bouts de cadavres
qu’on force à faire semblant de vivre trois jours de plus dans de l’eau et les
gens aiment ça, cette agonie, et ils achètent ces cadavres de fleurs et les
jeunes filles s’en repaissent. Hors de ma vue, roses mortes! Je viens de les
jeter par la fenêtre et sur une vieille dame à cabas et rubans. Vieille, on
sait ce que ça présage. N’empêche, elle est vivante, celle-là, ce matin. La
vieille dame m’a regardé avec reproche. De si jolies fleurs, a-t-elle pensé,
comme c’est peu convenable de les jeter par la fenêtre. Elle ne sait pas que
j’ai voulu, enfant impuissant, prendre la mort à la gorge et tuer la mort.
    Il
me faut un petit divertissement sur-le-champ. N’importe quoi. Oui, faire de
petits chants absurdes sur l’air de cette chanson française, le coq de l’église
ou je ne sais quoi. M’amuser neurasthéniquement tout seul en inventant des
vaches qui font des choses étranges et d’un air qui finit toujours en if. Une
vache éprise Chante dans l’église D’un air lascif. Une vache andalouse Danse en
bonne épouse D’un air chétif. Une vache obèse S’élance en trapèze D’un air
pensif. Une vache allègre Se déguise en nègre D’un air fautif. Une vache brune
Sourit à la lune D’un air passif. Une vache rouge Flirte dans un bouge D’un air
plaintif. Une vache blanche Danse sur la branche D’un air significatif. Une
vache rousse Pomponne sa frimousse D’un air impulsif. Une vache juive S’évente
sur la rive D’un air craintif. Une vache espagnole Danse la Carmagnole D’un air
nocif. Une vache

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