Le Livre De Ma Mère
protesterai pas, lourde, la terre
de pluie et de silence. Et moi, tout seul, comme ma mère, tout seul, dans mon allongement
sempiternel, pas très bien habillé, avec un habit pas brossé et trop large
parce que monsieur est devenu un peu mince. Tout seul, le pauvre inutile dont
on s’est débarrassé aussi dans de la terre, n’ayant pour compagnie que les
files parallèles de ses muets collègues, ces étendus régiments de silencieux
qui furent vifs, tout seul dans le noir silence, le crevé, rigolant avec sa
tête de l’autre monde, tandis qu’une personne qui l’aima tant et qui a tant
pleuré à l’enterrement, il y a trois ans, se demande si, pour ce bal, elle
mettra sa robe blanche ou plutôt non, la rose.
XVIII
Elle
ne répond jamais, celle qui répondait toujours. J’essaye de croire que c’est
bien qu’elle soit morte. Une pensée douce, c’est que maintenant et morte, elle
n’est plus juive et qu’ils ne peuvent plus rien contre elle, plus lui faire
peur. Dans son cimetière, elle n’est plus une Juive aux yeux sur la défensive,
charnellement dénégateurs de culpabilité, une Juive à la bouche entrouverte par
une obscure stupéfaction héritée de peur et d’attente. Les yeux des Juifs
vivants ont toujours peur. C’est notre spécialité maison, le malheur. Vous
savez, dans les restaurants de luxe, il y a la tarte maison. Nous, c’est le malheur
maison, spécialité de la maison, gros, demi-gros et détail. Une autre bonne
pensée, c’est qu’elle ne me verra pas mourir.
Plus
rien. Silence. Elle est silence. Morte, me dis-je insatiablement à la fenêtre,
sous le ciel aimé des niais amants mais que les orphelins détestent car leur
mère n’y est pas. Morte, me dis-je avec les petits tremblements des fous. Celle
qui a pensé, espéré et chanté est morte, me dis-je, résistant à l’attrait dangereux
des paradis, morte, me redis-je idiotement, avec un sourire peu consolant.
C’est peu varié et pas drôle. Pour moi non plus. De grâce, ne vous moquez pas.
Que ma mère soit morte, c’est en fin de compte le seul drame de ce monde. Vous
ne croyez pas? Attendez un peu, quand votre tour viendra d’être l’endeuillé. Ou
le mort.
Je
me retourne et je vois des objets qu’elle a vus et touchés. Ils sont là, près
de moi, ce stylo, cette valise. Mais elle, elle n’est pas là. Je l’appelle par
son nom de majesté et elle ne répond pas. Ceci est horrible car toujours elle
répondait et si vite elle accourait. Que je l’ai appelée en sa vie, pour tout,
pour rien, pour me retrouver clefs ou stylos égarés, pour bavarder, et toujours
elle accourait, et toujours elle découvrait les clefs ou le stylo, et toujours
elle avait des histoires de l’ancien temps à me raconter. Je suis allé machinalement
ouvrir la porte de ma chambre mais elle n’était pas derrière la porte.
Ce
petit oiseau qui est venu picorer sur le rebord de la fenêtre, je l’ai chassé.
Elle aimait regarder les petits oiseaux dodus. Ils sont inutiles maintenant et
je n’en veux plus. Assez, cette musique. J’ai fermé la radio, car toutes les
nobles musiques sont ma mère et ses yeux qui me chérissaient, qui me
regardaient parfois avec une folie de tendresse. Maintenant, c’est une fanfare
qui défile dans la rue. Comme ils sont gais, ces vivants, et comme je suis
seul. Je vais aller me tenir compagnie devant la glace. C’est un passe-temps,
un trompe-mort. Et puis dans la glace, il y aura quelqu’un qui sympathisera.
Je
me regarde dans la glace, mais c’est ma mère qui est dans la glace. J’ai un
chagrin qui devient de corps, je suis blanc et tout moite. Sur ma joue, ce ne
sont pas des larmes, ce privilège des peu malheureux, mais des gouttes qui
coulent du front. Ces sueurs de la mort de ma mère sont glacées. Et soudain,
c’est une indifférence de malheur, une anesthésie de malheur, un petit
amusement de malheur qui me fait, devant la glace, machinalement presser le
globe de mon œil. Ça fait une illusion d’optique et je vois dans la glace deux
orphelins. Et avec moi, ça fait trois et ça tient compagnie. Douleur peu
poétique, peu noble. De faire ce petit jeu de presser mon œil me donne un morne
intérêt à vivre, un semblant de m’intéresser à quelque chose. Manger un gâteau
pour faire quelque chose? Non, je veux ses gâteaux à elle. Il me reste une
glace et mon égarement que j’y regarde, que je regarde en souriant pour avoir
envie de faire semblant de vivre, tout en
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