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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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solitude, qui l’emportait, impuissante et condamnée,
loin de son fils, tandis qu’elle me bénissait et pleurait et me balbutiait des remerciements.
Étrange, je ne prenais pas assez ses larmes au sérieux. Étrange que je ne
m’aperçoive que maintenant que ma mère était un être humain, un être autre que
moi et avec de vraies souffrances. Peut-être allais-je le soir même vers mon
amante.
    Un
fils m’a dit, et c’est lui qui parle maintenant. Moi aussi, m’a dit ce fils aux
yeux cernés, j’ai perdu ma mère. Moi aussi, je vivais loin d’elle et elle
venait me voir chaque année pour quelques semaines qui étaient aussi la pauvre
féerie de sa vie. Moi aussi, dit ce fils, le soir même de son départ, au lieu
de pleurer toute la nuit mon incomparable, j’allais, triste mais vite consolé,
vers une comparable, une des exquises diablesses de ma vie et qui avait nom
Diane, Diane religieuse d’amour. J’allais, sans presque plus penser à ma mère
dont la tête dodelinait, abrutie de douleur, dans le train qui l’éloignait de
moi et où elle ne pensait qu’à son fils, ce fils qui, en ce même moment, sans
plus penser à sa mère, toute seule et petite dans son train, riait d’amour dans
le taxi qui le rapprochait de Diane, pécheur plaisir de dire ce nom. Et je
profitais de ce que le moteur du taxi faisait grand tapage pour chanter à
tue-tête des chants d’amour, sans crainte des commentaires du chauffeur auquel
j’allais donner tout à l’heure un étincelant pourboire, tant j’étais heureux de
revoir enfin Diane.
    Tandis
que ma mère pleurait dans son train et se mouchait, me dit ce fils qui me
déplaît, je regardais avec joie mon jeune visage dans la glace du taxi, ces
lèvres que Diane allait si terriblement baiser dans quelques minutes, et je
chantais, vibrant d’impatience, des chants écœurants de stupide passion et
surtout le nom bien-aimé de la blonde démone qui avait nom Diane, Diane élancée
et fervente et trop intelligente, vers qui le taxi à grande allure me
conduisait, admirablement rasé, admirablement vêtu et tout désireux. Et c’était
soudain la villa, où menait sa vie d’orpheline la plus belle et fastueuse des
jeunes filles qui m’attendait sur le seuil et sous les roses, haute en sa
blanche robe de toile sous laquelle était sa dure nudité à moi seul consacrée,
Diane vive et ensoleillée et diablement jalouse, et poétesse quoique
athlétique, et sensuelle quoique idéaliste, et chantant des cantiques le
dimanche, Diane, nourrie de soleil et de fruits, et qui m’envoyait de ses
voyages des télégrammes de cent mots d’amour, oui, toujours des télégrammes,
afin que l’aimé sût tout de suite combien l’aimante aimée l’aimait sans cesse,
Diane qui me téléphonait à trois ou quatre heures du matin pour me demander si
je l’aimais toujours et pour m’annoncer « que je t’aime et je t’aime comme une
imbécile et je me dégoute de t’aimer tellement, mon bien-aimé, et jamais
paysanne roumaine aux longues tresses n’a regardé son homme avec autant de confiante
adoration ».
    Cette
nuit du départ de ma mère, me dit ce fils, Diane me raccompagna chez moi et,
dans l’appartement que ma mère avait béni avant de partir, j’osai dénuder Diane
impatiente. Après l’ardeur, avec tant de baisers tatoués sur nos faces, nous
nous endormîmes au fond du précipice de la joie et dans le lit odorant, et nous
avions le même jeune sourire rassasié dans le sommeil, tandis que ma vieille
mère me bénissait et se mouchait dans son train qui l’emportait loin de moi. O
honte. Fils et filles, maudite engeance.
    Ainsi
m’a parlé ce fils. Comme lui, peut- être, le soir du départ de ma mère, le soir
même où, debout et piteuse à la portière du wagon, elle m’avait remercié et
béni de ses mains écartées en rayons, béni de toute sa face illuminée de lentes
larmes, comme lui, peut- être, j’allais, quittant en hâte la gare, j’allais
avec impatience, fils que j’étais, vers une amante adorante, odorante,
tournoyante, virevoltante, une Atalante ensoleillée. O cruauté de jeunesse.
Bien fait que je souffre maintenant. Ma souffrance est ma vengeance contre
moi-même. Elle attendait tout de moi avec sa figure un peu grosse, toute
aimante, si naïve et enfantine, ma vieille Maman. Et je lui ai si peu donné.
Trop tard. Maintenant le train est parti pour toujours, pour le toujours.
Défaite et décoiffée et bénissante, ma mère morte

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