Le livre du cercle
quelques heures, ils avaient détruit l’armée
mongole, tuant plus de sept mille hommes. Des Mamelouks s’étaient mis à genoux
pour louer Allah, mais la plupart d’entre eux paradaient tout en se dirigeant
vers les chariots. Baybars savait qu’il devait reprendre le contrôle de ses
hommes, sinon leur exaltation les inciterait à piller les trésors ennemis et à
tuer les survivants. Il fallait les en empêcher : les prisonniers, en
particulier les femmes et les enfants, vaudraient cher sur le marché aux
esclaves.
— Soumettez-les,
mais assurez-vous qu’on ne les tue pas. Nous voulons des esclaves à vendre, pas
d’autres cadavres à brûler.
L’officier
le salua et se dépêcha d’aller relayer l’ordre. Baybars rengaina son épée et
chercha un cheval alentour. Il dénicha une monture et cavala vers ses troupes.
Autour de lui, d’autres commandants mamelouks s’adressaient à leurs propres
régiments. Baybars regarda les visages las mais intraitables des Bahrites et se
sentit exulter pour la première fois.
— Frères,
cria-t-il, bien que les mots eussent du mal à se frayer un chemin dans sa gorge
desséchée. La lumière d’Allah brille sur ce jour. Nous triomphons dans Sa
gloire, notre ennemi est vaincu.
Il
s’arrêta, le temps pour les soldats de pousser quelques acclamations, puis leva
le bras en réclamant le silence.
— Cependant,
les célébrations devront attendre, car il y a beaucoup à faire. Suivez les
ordres de vos officiers.
Les
acclamations continuèrent, mais déjà les troupes se réunissaient en un semblant
d’ordre. Baybars se dirigea vers ses officiers et fit signe à deux d’entre eux.
— Je
veux que les corps de nos hommes soient enterrés avant le coucher du soleil.
Brûlez ceux des Mongols et fouillez les environs pour vérifier que certains
n’ont pas essayé de fuir. Qu’on transporte les blessés jusqu’à notre camp, je
vous y retrouverai quand ce sera fait.
Baybars
regarda autour de lui, mais il fut incapable de repérer Qutuz au milieu de la
désolation.
— Où
est le sultan ?
— Il
s’est retiré au camp il y a une heure à peu près, émir, répondit l’un des
officiers. Il a été blessé au cours de la bataille.
— C’est
grave?
— Non,
émir, je crois que la blessure est superficielle. Les médecins s’occupent de
lui.
Baybars
salua ses officiers et alla voir où on en était avec les prisonniers. Les
Mamelouks pillaient les chariots et entassaient à même le sable tout ce qui
avait de la valeur. Un cri retentit : deux soldats tiraient de leur cachette
trois enfants réfugiés derrière un chariot. Une femme, que Baybars supposa être
leur mère, bondit sur ses pieds et courut vers eux. Bien qu’elle eût les mains
attachées dans le dos, elle crachait comme un serpent et donnait des coups de
pied aux hommes. Un des soldats lui balança une grande gifle qui l’envoya au
sol, puis il la traîna par les cheveux, avec deux de ses enfants, vers le
groupe de prisonniers. Baybars contempla ces futurs esclaves et rencontra le
regard terrifié d’un jeune garçon. Dans ces yeux, grands ouverts et affolés, il
reconnaissait celui qu’il avait été vingt ans plus tôt.
Né
Turc Kipchak, sur les rives de la mer Noire, Baybars n’aurait rien su de la
guerre ni de l’esclavage sans l’invasion mongole. Après avoir été séparé de sa
famille et vendu aux enchères sur un marché syrien, il devint l’esclave de
quatre maîtres successifs avant qu’un officier de l’armée égyptienne ne
l’achète et ne l’emmène au Caire pour faire de lui un guerrier esclave. Dans le
camp mamelouk, près du Nil, avec une foule d’autres garçons destinés à l’armée
du sultan, on l’avait habillé, armé, et on lui avait appris à combattre.
Maintenant, à trente-sept ans, il commandait les indomptables Bahrites.
Néanmoins, malgré les caisses d’or et les esclaves personnels, le souvenir de
ses premières années de servitude avait toujours un goût amer.
Baybars
fit signe à l’un des hommes organisant le pillage.
— Assurez-vous
que les voleurs soient transférés au camp. Celui qui volera le sultan le
regrettera. Utilisez les engins abîmés comme combustible pour les bûchers et
emportez le reste.
— A
vos ordres, émir.
Baybars
se dirigea vers le camp mamelouk où le sultan Qutuz l’attendait. Son corps
était épuisé mais son cœur était léger. Pour la première fois depuis que les
Mongols avaient envahi la Syrie, les
Weitere Kostenlose Bücher