Le Lys Et La Pourpre
d’une pension annuelle de trente mille livres et
d’un brevet de duc et pair. Mais là-dessus, se sentant peu aimé en
France – et comment aurait-il pu l’être, après deux révoltes ? –,
l’éternel brouillon s’embarqua pour l’Angleterre, s’établit à Londres et, comme
on a vu, poussa Buckingham à la guerre contre la France. Et le comble – il
colmo ! il colmo [66] !
comme disait la reine-mère –, le comble, dis-je, et qui peint à vif cet
écervelé, il réclama de Londres au roi de France, contre lequel il intriguait,
le pécule, la pension et le titre… Mieux même, il se dit à Londres duc et pair,
alors qu’il n’en avait pas reçu le brevet et se fit donner du
« Monseigneur » par son entourage.
Le cardinal le tenait en grandissime horreur et quand je le
vins voir la veille de mon département pour Londres, il me dit, sa voix suave
devenant sifflante :
— Ce misérable Soubise dont l’honneur, l’esprit et le courage
sont également décriés, n’a d’autre art pour couvrir ses hontes passées que
d’en préparer de nouvelles. Quant aux Anglais, ajouta-t-il, ils travaillent à
faire une association si étroite avec nos huguenots de La Rochelle qu’ils
puissent nous faire, à l’occasion, quelque foucade.
Là-dessus, il me recommanda de prendre langue, non seulement
avec Monsieur du Molin, mais si faire se pouvait, avec Buckingham afin de le
sonder sur ses intentions, si du moins on pouvait sonder une créature qui avait
si peu de profondeur.
À Londres, sur la recommandation de mon père, je logeais non
à l’auberge – car il craignait que j’y fusse assassiné, comme lui-même
avait bien failli l’être, quand il visita la reine Elisabeth, sur l’ordre
d’Henri IV – mais chez son amie de jadis et de toujours, Lady Markby,
dont il parlait encore après tant d’années avec beaucoup d’émeuvement. Il me la
décrivait comme une femme à la fois enjouée et farouche, écuyère intrépide,
bretteuse redoutable, jurant et gaussant comme un reître, vaillante et même
téméraire, et pourtant femme du bout de l’orteil au bout du nez, aimant l’homme
sans limitation de nombre, buvant peu, mais mangeant prou, amazone, certes,
mais pas au point de se couper le tétin pour tirer sa flèche. Ce qui, de reste,
dit mon père, eût déparé désastreusement une paire « dont il ne vit jamais
le pareil ».
Sauf que le temps avait neigé sur ses cheveux comme sur ceux
de mon père, je ne fus pas déçu quand son majordome m’introduisit dans le salon
et que Lady Markby apparut.
— My God ! s’écria-t-elle. You do look like the Marquis ! What an astonishing likeness ! No,
no, my boy ! Don’t kiss my hand ! Kiss me [67] !
Ce disant, elle se leva ou plutôt bondit de sa chaise et, me
prenant dans ses bras, elle me serra dans les siens à l’étouffade en me
criblant la face, lèvres comprises, de je ne sais combien de poutounes que je
lui rendis sans barguigner, tant cet accueil m’émeuvait et si je puis dire, de
façon point si filiale que son âge et le mien l’eussent voulu. Elle le sentit
incontinent et, se dégageant, elle me jeta un œil mi-gaussant mi-attendrézi et
dit, en riant à gueule bec :
— À ce que je vois, vous ressemblez à votre père de
toutes les manières possibles ! Asseyez-vous, mon fils ! Votre chambre
est préparée ! Dites-moi, sans tant languir, pourquoi vous avez quitté
votre douce France pour aborder en ce pays qui n’est point si doux.
— My Lady, dis-je, je dois voir Monsieur du Molin et,
s’il se peut, le duc de Buckingham.
— Ah ! Monsieur du Molin ! s’écria My Lady
Markby, qui n’est pas si mol, tant s’en faut ! What a
very charming man ! He is a great favourite with the ladies here [68] ! Et
savez-vous pourquoi ? Il nous regarde ! Quand il entre dans une pièce
à York House, que fait-il d’abord ? Il regarde les
dames ! It is so refreshing in this country [69] ! Quant
à Buckingham, le rencontrer ne sera pas si facile !
— Est-il si hautain ?
— Il fait le hautain ! dit My Lady Markby qui
appartenait à une des plus illustres familles de Grande-Bretagne. Il se fait
même appeler « His Highness » alors qu’il n’a aucun droit à ce
titre, n’étant pas prince. Et tant s’en faut qu’il soit si bien né ! Il
est le fils d’un petit chevalier qui vit à la campagne dans un petit manoir
crotté avec trois petites vaches et un cochon ! Ou peut-être
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