Le Lys Et La Pourpre
que Lord Buckingham soit présenté à la reine, avec qui,
il y a deux ans, il n’échangea que des regards, je veux dire un mot sur cet
hôtel, un des plus beaux de Paris, une sorte de Louvre en miniature, avec des
pilastres et des statues, et doté, en outre, d’un grand jardin qui allait
jusqu’à la rue Saint-Nicaise.
Si cet hôtel était plein d’intérêt, sa récente histoire ne
laissait pas non plus d’être savoureuse. Monsieur de Luynes l’acheta pour sa
femme, et quand celle-ci devint veuve, elle en hérita et le trouvant alors un
peu lourd à ménager, elle le vendit à Monsieur de Chevreuse et en fut bien
marrie, car elle en était raffolée. Toutefois, elle n’en fut pas privée longtemps,
car ayant réussi, l’année suivante, à se faire épouser par Monsieur de
Chevreuse, elle rentra dans son bien tout en gardant les pécunes que sa vente
lui avait apportées…
Pour en revenir à Lord Buckingham, on le présenta au roi puis
à la reine-mère, ensuite à Monsieur, frère du roi, enfin à la reine régnante.
Je fus présent à cette audience comme en celles qui l’avaient précédée. Non de
mon propre mouvement, mais parce que le roi, sachant que je parlais anglais,
m’avait commandé de servir de truchement à la suite de Buckingham.
À vrai dire, j’étais utile à tous ces Lords, sauf au duc
lui-même, car ayant été élevé en France, il parlait le français à merveille, ce
qui servit fort ses desseins, dès l’instant où il fut présenté à Anne
d’Autriche.
L’audience eut lieu le vingt-cinq mai, le lendemain de
l’arrivée du ministre. Anne savait donc depuis la veille que Buckingham était
là, et elle avait dormi le mieux qu’elle avait pu sur cette bouleversante
nouvelle. Le lecteur se ramentoit sans doute que depuis deux ans le duc avait
été l’unique sujet de conversation entre la reine et Madame de Chevreuse,
celle-ci répétant à satiété à la souveraine que Bouquingan, depuis qu’il
l’avait vue au ballet de la reine-mère, nourrissait pour elle la plus violente
amour qui se pût concevoir. La Chevreuse le tenait pour sûr : Lord
Holland, l’intime ami du favori, lui ayant dit plus d’une fois dans ses
lettres, lesquelles d’ailleurs ne risquaient pas de la démentir : c’est
elle qui les lui avait dictées.
Il me paraît étrange que dans la suite des temps les caquets
de cour aient parlé de cette grande amour de Buckingham pour la reine comme si
elle avait réellement existé, alors qu’elle avait été fabriquée de toutes
pièces par la Chevreuse et interprétée par Buckingham avec l’habileté d’un
comédien rompu à tous les mensonges de la séduction. Comment ce séducteur
aurait-il pu, du reste, abriter en son cœur, tout occupé de soi, un sentiment,
je ne dis pas d’amour, mais d’affection sincère pour la reine, alors qu’il
n’aspirait qu’à la gloire de la déshonorer, sans le moindre souci des
conséquences tragiques qu’à coup sûr, la trahison de ses devoirs d’épouse
aurait entraînées pour elle ?
Anne avait alors vingt-quatre ans – à une semaine près
l’âge du roi. À son couronnement, les poètes de cour, pour qui toute princesse
est d’une beauté sublime, l’avaient comparée sans vergogne aux déesses de
l’Olympe. Il s’en fallait cependant que la reine fût tout à fait à la hauteur
de ces hyperboles, si plaisante qu’elle fût à voir. Née roturière dans une
maison bourgeoise de Paris, on l’eût trouvée, non sans raison, pimpante et
fraîchelette. C’était plutôt du côté de la cervelle qu’il manquait quelques
atomes. Et la faute en revenait pour une grande part à son éducation. Élevée selon
l’étiquette bigote et bornée de la Cour de Madrid, on lui avait appris à ne
rien apprendre, et son jugement, fort strictement emmailloté, ne s’était jamais
dégourdi.
Elle était naïve et crédule et comme elle ne discernait pas
les mobiles derrière les paroles, on la pouvait tromper facilement. Par
bonheur, elle avait une haute idée de sa naissance et de son rang, et cet
orgueil lui baillait une armure qui en quelque mesure la protégeait de ses
impulsions.
Plaise enfin au lecteur de me permettre de lui ramentevoir
que mariée à un homme que la persécution maternelle avait dégoûté des femmes,
elle avait dû attendre plusieurs années avant qu’il parvînt, comme avait dit
suavement le nonce, à « parfaire » son mariage avec elle. Mais cette perfezione (si elle
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