Le Manuscrit de Grenade

brigands sanguinaires. Manuel prenant sa défense au péril de sa vie pour la sauver des assauts de Tio Pepe. Manuel sacrifiant une fortune pour s’enfuir avec elle, ou plus exactement avec le jeune Luis. Manuel fraternisant avec le sicaire impitoyable de l’Inquisiteur. Manuel insensible aux exactions et aux meurtres des hermandades . Et maintenant il fallait qu’elle accepte son nouveau rôle : Manuel espion de la reine. Comment concilier toutes ces identités ? Cette révélation expliquait en partie son comportement passé, mais ne le rendait pas plus sympathique ni plus digne de confiance. Au contraire, il était plus que jamais son ennemi, ainsi que celui de Pedro et de Myrin.
    Laissant les milices royales finir le travail sous la direction des lieutenants de Koldo, ils se dirigèrent d’un bon pas vers le réfectoire. Dans leur sillage, un vieux moine maigre et décati trottinait pour ne pas se laisser distancer. Tête baissée, il tripotait son chapelet en marmonnant. Remerciait-il Dieu de lui épargner le sort de ses frères ?
    Isabeau le détesta d’emblée.
    Le réfectoire était vide. Le géant noir s’installa à la longue table commune. Manuel prit place en face de lui et fit signe à son protégé de s’asseoir à ses côtés. Elle obéit, bien décidée à se faire oublier pour pouvoir glaner des renseignements. Quant au vieux prêtre, il resta debout non loin d’eux.
    — Qui est-ce ? demanda don Manuel à son ami, en désignant le tonsuré d’un mouvement de tête.
    Pendant que les servantes effrayées leur apportaient une marmite de soupe fumante et une grosse miche de pain, Koldo enleva son masque et le posa à côté de son bol. Puis il se coupa une tranche de pain qu’il émietta dans son potage. Enfin, il répondit :
    — C’est lui qui m’a prévenu que le prieur avait donné asile à des infidèles. Malheureusement, cet imbécile n’est venu me voir qu’au petit matin. Et mes proies se sont enfuies.
    — Vous les rattraperez. Ils ne peuvent vous échapper.
    — Le temps presse. Avant de mourir sur le bûcher, la sorcière juive Tchalaï de Luz a écrit une lettre à sa fille, lettre que le Grand Inquisiteur a interceptée. Or, cette missive s’est révélée incompréhensible et il semble que seule la fugitive puisse en éclairer le sens. Vous savez comme moi que les infidèles passent leurs temps à comploter contre nos souverains. Il faut donc impérativement que l’Inquisition mette la main sur cette Myrin et sur ses compagnons de route, un converti, ancien maître d’armes du marquis de Jerez et une jeune Mauresque. Voilà, vous savez tout. Et vous, que faites-vous en ces lieux ?
    — Je suis en possession de bibles rares volées à des pèlerins sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle. Je les ai rachetées à Tio Pepe pour les offrir aux moines de ce couvent afin qu’ils en fassent des copies.
    Un spasme de colère réveilla les boursouflures du visage charbonneux. Isabeau eut soudain l’impression qu’un nid de chenilles se mettait en mouvement. Le spectacle était si dérangeant qu’elle ferma les yeux.
    — Les monastères ne manquent pas, ni les artisans copieurs. À cause de cet abbé renégat, nous avons perdu la trace de cette sorcière. Alonso Jimenez va être furieux.
    Se rapprochant de la table, le vieux prêtre crachota :
    — Moi, je connais le contenu de la lettre.
    Il recula d’un mètre quand la face menaçante du Noir se tourna vers lui :
    — Que dis-tu ?
    Effrayé, le vieillard s’empressa de bredouiller d’une traite :
    — J’étais dans la bibliothèque à côté du bureau quand le prieur les a reçus. J’ai tout entendu. Les visiteurs ont parlé d’une prophétie qui sauverait Grenade.
    Perplexe, Koldo marmonna :
    — Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Vous avez entendu parler d’une prophétie, don Manuel ?
    L’hidalgo secoua la tête, puis chuchota :
    — Laissez-moi lui parler.
    S’adressant au moine, il dit d’une voix douce :
    — L’Inquisition est fière de toi, tu viens de lui rendre un immense service. La sorcière et ses compagnons veulent chasser les Catholiques d’Andalousie. Ton aide nous est donc précieuse. Aurais-tu surpris d’autres paroles qui pourraient nous permettre de les retrouver ?
    — Je savais que notre abbé était un traître, s’écria le moine, une lueur de folie dans les yeux.
    Avec patience, Manuel demanda :
    — Qu’a-t-il dit exactement ?
    Le vieil