Le Manuscrit de Grenade

grand galop tira le commandeur de son apathie. Son changement de posture trahit son intérêt. Bien droit sur ses jambes, muscles tendus, tête en alerte, il ressemblait soudain à un fauve à l’affût.
    Tremblante, Isabeau se rétracta sur elle-même. Koldo n’allait faire qu’une bouchée de Manuel. Pourquoi ce dernier était-il allé se jeter dans la gueule du loup ? Trop d’orgueil et de morgue. Ce nobliau croyait sûrement pouvoir manipuler le grand Noir, mais Koldo n’était pas Tio Pepe. Les simagrées de son sauveur aux yeux saphir n’inciteraient pas l’homme masqué à la clémence. Gorge nouée, elle attendait la confrontation avec anxiété. Ce frimeur de Manuel allait-il bénéficier d’un miracle ?
    Arrivé devant le commandeur, l’hidalgo sauta de cheval, s’inclina sobrement, puis lâchant les rênes de sa monture, se rapprocha de son interlocuteur. Au lieu de tirer l’épée comme elle s’y attendait, celui-ci ouvrit les bras et donna l’accolade au nouveau venu.
    Cette scène pétrifia Isabeau. Elle s’était mentalement préparée à courir au secours de l’hidalgo, sans se préoccuper des conséquences. Elle se sentit doublement trahie. Non seulement les deux hommes se connaissaient, mais avaient l’air de s’apprécier. Plongé dans une discussion amicale, Manuel n’eut pas un regard pour les combattants qui s’affrontaient encore, ni pour les agonisants ou les cadavres ensanglantés. Trop loin pour entendre leurs propos, Isabeau était pourtant suffisamment près pour voir qu’ils parlaient comme de vieilles connaissances et sans animosité.
    Secouée par des sanglots de rage, elle recula vers le lavoir et s’y engouffra. Son premier réflexe fut de s’enfuir, mais elle se contrôla. On la rattraperait en peu de temps.
    Mieux valait sécher ses larmes, redescendre vers la grotte où elle avait dissimulé sa mule et attendre l’ignoble individu en faisant bonne figure. Dire qu’elle commençait à le trouver sympathique. Ce démon aux yeux de glace vive l’avait bien manipulée. En lui contant l’histoire du garçon assassiné par Tio Pepe, il avait l’air sincèrement désolé, mais comment lui faire confiance désormais, alors qu’il venait d’embrasser le fils spirituel de son pire ennemi ?
    Son aveuglement augmenta sa colère. Un jour, elle le tuerait ! Mais auparavant elle découvrirait pourquoi son oncle avait été assassiné. Et le sort de ses amis Myrin et Pedro. Pour cela, il fallait qu’elle lui soutire des renseignements.
    Plongée dans ses réflexions, la jeune fille se laissa surprendre par deux gardes qui venaient de pénétrer sans bruit dans le lavoir. Ils se saisirent d’elle et, malgré sa résistance, l’extirpèrent de sa cachette pour l’amener devant Koldo. Son protecteur l’aperçut le premier. Une crispation de colère déforma ses traits puis son visage se ferma et redevint impassible. Sans lui laisser le temps de s’exprimer, il l’apostropha d’une voix irritée :
    — Que fais-tu ici ? Je t’avais ordonné de m’attendre à l’entrée du village.
    Le masque d’argent se tourna vers elle, puis vers son voisin et s’enquit :
    — Vous connaissez cet individu don Manuel ?
    — Commandeur, je vous présente Luis Da Silva, mon jeune cousin, un vaurien que j’essaie d’éduquer. Il est curieux comme un chat et sa caboche est aussi dure qu’un roc. Un jour, cela lui jouera des tours.
    — Je vous crois ! Nous nous sommes déjà rencontrés dans une venta abandonnée. Il était aux prises avec un mort vivant et si nous n’étions pas intervenus, votre parent ne serait plus de ce monde.
    En entendant l’exclamation de surprise de l’hidalgo, Isabeau se recroquevilla, s’attendant au pire. Mais le coup de fouet ne vint pas. Elle releva timidement la tête. Il la toisait d’un air goguenard :
    — Voilà un épisode que tu t’es bien gardé de me raconter, mon cher Luis. Nous réglerons nos comptes plus tard.
    — Il est à bonne école avec vous, don Manuel. Je suis certain que vous en ferez un excellent espion de Sa Majesté la reine. Mais ne restons pas là, allons à l’auberge nous restaurer, et vous m’expliquerez ce que vous faites en ce lieu.
    L’hidalgo s’inclina, puis attrapant Isabeau par le bras, il l’entraîna comme un enfant désobéissant. Désorientée, elle n’osa résister et le suivit docilement. Les images défilaient dans sa tête. Manuel commerçant avec le chef d’une bande de