Le Manuscrit de Grenade
un tonneau qui servait de table.
Désorientée, elle sella sa nouvelle monture et, la tenant par la bride, le suivit dans le labyrinthe qui descendait vers la gorge creusée par les eaux. À la sortie de la grotte, il enfourcha son alezan et lui fit signe de l’imiter. Puis dans l’aube fraîche il s’éloigna sur la route de terre qui longeait le fleuve assoupi sous des lambeaux de brume. Il ne l’avait pas regardée une seule fois depuis leur querelle.
Ravalant sa rancœur, Isabeau se porta à sa hauteur et demanda :
— Où allons-nous ?
En réalité, elle se moquait de la réponse, car elle ne comptait pas l’accompagner. Son seul objectif était de lui fausser compagnie le plus vite possible pour rejoindre le monastère de son oncle. Aussi faillit-elle tomber de sa mule quand il lui confia :
— Au couvent de Santo Domingo.
Un cri de surprise lui échappa :
— Vraiment ?
Il se tourna vers elle et, voyant sa joie, se renfrogna. Soucieuse de réparer sa bourde, Isabeau cherchait un mensonge convaincant, Mais il ne lui posa aucune question. Encore une bizarrerie ! Cet homme était difficile à cerner. Il l’avait sauvé des griffes de Tio Pepe sans rien exiger en échange, semblait se moquer de la mort du brigand avec qui il était en affaires, s’était délesté d’une véritable fortune en pièces d’or par sa faute à elle, mais ne paraissait pas lui en vouloir. Qui était-il réellement ?
Puis sa pensée dériva. Elle était sauvée. Deux lieues la séparaient de la liberté.
Les cavaliers auraient pu se rendre à Setenil en une heure à peine. Mais Manuel menait son cheval au trot et la mule suivait à la même allure. Pressée de revoir son oncle et de retrouver ses amis, Isabeau bouillonnait. Soudain elle se remémora le dialogue entre don Manuel et Tio Pepe. Un échange angoissant qui avait décidé de son sort. La jeune fille hésita à interroger son compagnon, mais la curiosité l’emporta :
— Qu’est-il arrivé au jeune garçon qui m’a précédée ? dit-elle d’une voix forte pour couvrir le bruit des sabots qui claquaient sur le chemin caillouteux.
Le dos du cavalier se raidit. Mettant son alezan au pas, il fit un geste pour l’inviter à le rejoindre. Une fois à sa hauteur, elle vit son visage chagrin et regretta son manque de tact. Elle allait changer de sujet quand il parla, avec un mélange de douceur et de désespoir :
— C’était un jeune esclave franc. Je l’avais racheté aux Sarrasins pour lui rendre la liberté, mais il n’était pas très malin.
Troublée par le souvenir de son corps d’homme collé contre le sien, elle ne put s’empêcher de dire d’un ton acide :
— Un amant ?
Isabeau se mordit les lèvres et baissa les yeux devant le regard glacial de son protecteur. Comment avait-elle pu sortir une telle insanité ? Il aimait les garçons, tant mieux pour lui ! Curieusement, cette pensée lui mit le feu aux joues. Que lui arrivait-il ?
— Le gamin a fait la même erreur que toi. Mais il n’était ni entraîné ni armé. Après l’avoir forcé, le chef l’a accusé de vol et lui a coupé la tête. Auparavant, il a été violé par une vingtaine de bandits. À l’avenir, j’espère que tu auras plus de jugeote que lui. Nous vivons dans un monde cruel. Tu me sembles parfois trop sûr de toi, Luis.
Bouleversée par son histoire, et consciente qu’il lui adressait un conseil amical, elle hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris le message. En pensant au destin du jeune esclave, elle fut contente d’avoir tué Tio Pepe.
Enfin, au détour d’un méandre du Guadalporcun, dans la lumière crue du matin, Setenil apparut. Perché en haut d’une montagne, le village était menacé par un énorme nuage gris de mauvais augure. Pendant plusieurs années, Maures et chrétiens s’étaient disputé ce lieu définitivement conquis par les Rois Catholiques en 1485. Le jour de leur victoire, les vainqueurs avaient ordonné la construction d’une église et d’un monastère que dirigeait son oncle, l’abbé Diego Guzman.
En s’approchant, le nuage se transforma en une grande fumée noire qui s’élevait dans le ciel bleu azur. Son sauveur jura.
— Sacredieu ! Que se passe-t-il là-haut ?
Un mauvais pressentiment envahit l’esprit d’Isabeau. Les sbires du Grand Inquisiteur avaient-ils rattrapé Myrin et Pedro ? Puis elle se rassura. Alonso Jimenez voulait interroger la fille de dame Tchalaï.
Weitere Kostenlose Bücher