Le Manuscrit de Grenade
Excellence Alonso Jimenez, Grand Inquisiteur d’Andalousie, répondit Pedro avec gravité.
Un demi-mensonge qui eut pour résultat de clouer le bec aux deux sbires soudain effrayés. Des hommes de trop basse extraction pour faire la différence entre vérité et invention. L’échalas avait rendu les armes et lui souriait mais son copain n’avait pas encore désarmé. Il contemplait d’un air grincheux Myrin et Yasmin.
— Et elles ?
— Mon épouse et ma fille. Il fit une grimace, puis ajouta en prenant un air dépité : vous connaissez les femmes. Elles savent que notre reine bien-aimée est là. Je n’ai pas réussi à les décourager.
Indécis, les deux soldats se regardèrent, puis examinèrent les charmantes personnes qui leur souriaient avec modestie. Mutine, Yasmin fit une révérence et s’approcha des deux hommes en murmurant sur le ton de la confidence :
— Mon père est un excellent combattant, que ce soit au sabre, à la lance ou à l’épée, mais il est incapable de se nourrir correctement et de laver son linge.
Sous le charme de l’adolescente qui les fixait d’un air innocent, le grand maigre se décida :
— Très bien, vous pouvez passer…
— Si vous avez une tente et de quoi la meubler. Sinon, ce n’est pas la peine. Nous ne sommes pas des sauvages, ajouta le petit gros d’un ton vindicatif.
Sous l’offense à peine dissimulée, Pedro serra les mâchoires. Il allait répliquer quand la Mauresque remercia les soldats d’une nouvelle révérence. En voyant son expression malicieuse, il saisit Myrin par la taille et la força à reculer de quelques pas en retenant son souffle. Il se rappelait les effets mortels d’une forte odeur de jasmin. Incertain des intentions de la jeune Douée, sur le qui-vive, il porta négligemment la main sur sa rapière. Pour se repentir de la bêtise de sa réaction qui n’avait pas échappé aux gardes. Aussitôt leur méfiance revint et avec elle la haine du Maure visible sur leurs visages renfrognés et leurs regards accusateurs. Ils brandirent leurs lances en appelant à l’aide quand un délicieux parfum de lavande se répandit dans l’atmosphère.
D’une voix miellée, Yasmin susurra :
— Merci messieurs. Nous vous sommes très reconnaissants de vos conseils et de votre aide. Peut-être pouvez-vous nous faire attribuer un toit et des ustensiles de cuisines ?
— Suivez-nous, dit la sentinelle la plus tendre, je vous conduis chez l’intendant où l’on vous remettra tout ce dont vous avez besoin. Ensuite nous vous trouverons un emplacement où vous pourrez vous installer.
À l’instant même où les cerbères, soumis par le souffle suave, demandaient aux camarades venus en renfort de les remplacer, une sensation agréable, prélude à une jouissance annoncée, envahit la petite sorcière. Persuadée de devenir rouge comme une pivoine, elle ferma les yeux pour se concentrer sur son plaisir tout en gardant un visage impassible et une respiration normale. Grâce aux heures passées à s’exercer en cachette, elle commençait à bien manipuler son don, sans conséquence excessive.
Le petit groupe traversait le camp militaire de Santa Fé. Pedro tenait son cheval par la bride tout en conversant avec leurs guides. Les deux gardes avaient enfin reconnu en lui un soldat et toute animosité avait disparu. Une grande effervescence régnait dans le village de tentes. Les hommes jouaient aux dés, fourbissaient leurs sabres, bavardaient, ou somnolaient. Des matrones aux joues rouges s’activaient devant de grandes marmites posées sur des braseros de pierres. Des vendeurs ambulants se croisaient en hurlant : pain, farine, eau, tomates, oranges, citrons, pastèques, potirons, aubergines, haricots, fèves. Sous un abri en bois d’où s’échappait une odeur alléchante, des fours en brique engloutissaient des dizaines de pains ronds et plats et les recrachaient gonflés et dorés.
Ahuries par le spectacle qui s’offrait à leurs yeux, Myrin et Yasmin marchaient d’un pas lent, cramponnées aux rênes de la mule qui tirait toujours la carriole. Pedro les surveillait du coin de l’œil. En traversant le quartier des forgerons, elles se bouchèrent les oreilles et hâtèrent le pas, mais ralentirent devant les échoppes remplies de tissus, de bijoux, de paniers ou de poteries. Après quelques achats de première nécessité, du moins pour ces demoiselles, ils arrivèrent dans un endroit plus calme, réservé aux
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