Le Manuscrit de Grenade
nouveaux venus. Aidés par des voisins, ils purent enfin dresser leur tente.
Assis dans la pénombre, les trois fugitifs déjeunèrent en silence d’une miche de pain et de fromage de chèvre, provisions qu’ils avaient achetées aux vendeurs ambulants.
Une fois rassasié, Pedro avala un grand verre d’eau, puis il se tourna vers la jeune Mauresque.
— Merci pour ton aide, dit-il d’un ton bourru. Mais je préférerais que tu n’utilises plus ton don, sauf en cas de péril mortel.
— Je plains l’homme dont elle tombera amoureuse, s’exclama Myrin. Il la demandera en mariage avant même de la désirer.
Étonné par son ton venimeux, le guerrier la dévisagea. Il avait d’abord cru à une plaisanterie mais ce qu’il discerna le mit mal à l’aise. La jeune Douée était-elle aussi dangereuse que le suggérait la fille de Tchalaï ? Son expression soucieuse ne le rassura pas.
— Je ne crois pas que j’aurai besoin d’utiliser la magie pour me faire aimer, répondit l’adolescente sans se démonter. Qu’en penses-tu Pedro ? ajouta-t-elle en le fixant d’un air malicieux.
Sentant le sang lui monter aux joues, le soldat maudit la capacité des demoiselles à semer le trouble dans son cœur. Depuis qu’il avait rencontré la jeune musulmane, il était sous le charme. Tout comme il était sensible à la chevelure rousse et aux taches de son de Myrin. Furieux d’être manipulé par deux magiciennes, et connaissant suffisamment les femmes pour savoir qu’il valait mieux fuir que d’entamer une discussion dont il ne sortirait pas vainqueur, il explosa :
— Croyez-vous que ce soit le moment de se disputer pour des broutilles ? Nous avons une mission à exécuter. Je vais me promener dans le camp pour sentir le vent et glaner des renseignements.
Myrin redevint brusquement la jeune femme posée et volontaire qu’il connaissait :
— Vous avez raison. Moi, je vais aller laver nos frusques dans les eaux du Genil et bavarder avec les commères du coin.
— Puis-je venir avec toi ? demanda Yasmin d’une voix humble, dès que Pedro fut parti.
Tout en entassant chemises, jupons et robes dans une panière, la guérisseuse pesa le pour et le contre.
— D’accord ! Au moins tu vas pouvoir te rendre utile et m’aider à porter nos vêtements. Mais une fois au milieu des laveuses, parle le moins possible.
Au bord du fleuve, Myrin s’installa à côté des blanchisseuses de la reine Isabelle et de ses dames d’honneur, l’endroit idéal pour récolter nouvelles et potins. Ces femmes avaient la réputation d’être cancanières, médisantes et coureuses. Yasmin s’agenouilla non loin d’elle et se mit à frotter maladroitement chemises d’hommes et jupons. Très vite, la conversation des lavandières les fascina. Il n’y était question que de la bravoure d’un certain Pérez.
S’adressant à sa voisine la plus proche, Myrin s’enquit :
— Excusez-moi, je viens d’arriver avec mon époux. Quel fait d’armes a réalisé le caballero dont vous parlez ?
— Cette nuit, il a franchi les tranchées arabes et pénétré dans Grenade avec quelques compagnons. Il est allé jusqu’à la porte de la Grande Mosquée et y a poignardé un parchemin sur lequel il avait fait écrire l’Ave Maria et le Pater Noster, expliqua sa voisine dans un langage raffiné qui montrait son rang élevé.
Assise sur un rocher, elle surveillait une cohorte de filles plus ou moins jeunes qui frappaient en cadence des draps de coton blanc tout en bavardant à tue-tête pou couvrir le bruit de leurs instruments.
— Pour moi, c’est un fou, hurla une grosse servante aux joues rouges, en continuant à balancer son battoir avec vigueur.
Malgré sa jeunesse, elle était énorme, avec des seins comme des pastèques, un ventre gonflé comme une outre pleine, des bras gros comme des jambons dont la graisse tremblotait à chaque fois qu’elle massacrait son linge. Dans sa face lunaire, ses yeux ressemblaient aux fentes que la cuisinière fait dans la pâte à pain.
— Bravoure n’est pas folie ! s’exclama une adolescente délurée dont les yeux brillaient d’excitation. À genoux, les mains sur les hanches, elle semblait prête à batailler pour défendre son héros.
Sa fougue énerva une maigrichonne d’un certain âge, au visage craquelé comme un vieux mur :
— Moi, j’y crois pas. Comment a-t-il pu franchir l’enceinte ? La ville a une triple muraille, de nombreuses tours,
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