Le Manuscrit de Grenade
défendre.
— Il serait temps de nous préparer pour la cérémonie, dit-il d’une voix plate.
Après avoir revêtu l’uniforme qu’on lui avait confié quand il avait signé son engagement, il sortit de la tente pour laisser ses compagnes s’habiller. Yasmin fouilla dans son coffre jusqu’à ce qu’elle trouve deux jolies robes en soie naturelle. Des guirlandes de fleurs brodées décoraient le décolleté carré, les larges manches et le bas de la jupe. Ravie, elle en offrit une à son aînée. Myrin, peu habituée à d’aussi riches étoffes, saisit la robe avec précaution :
— C’est magnifique. Je n’ai jamais porté d’aussi beaux vêtements.
La benjamine se fit deux tresses qu’elle enroula sur ses oreilles. Quant à Myrin, elle rassembla ses cheveux roux en chignon puis les dissimula sous un voile blanc qu’elle emprisonna dans une résille de fils dorés.
Quand vint l’heure de paraître devant la reine, Pedro prit la tête du petit groupe et le guida vers le lieu des audiences. Comme ils arrivaient dans le quartier réservé à la famille royale, il se pencha vers Myrin, la prit par les épaules et la serra contre lui en chuchotant d’une voix rauque :
— S’il se passe quoi que ce soit, pensez à votre mission et fuyez vers Grenade. Ne vous occupez pas de nous ; nous vous rejoindrons dès que possible.
Troublée par la proximité de leurs corps, elle acquiesça d’un signe de tête.
Le crépuscule déployait son manteau de velours indigo piqueté de lucioles. La lune cabossée clignait de l’œil et riait jaune, affaiblie par les lumières du camp. Oubliée la fournaise de l’après-midi. Un zéphyr rafraîchissant caressait la peau, agitait les coiffes et les cheveux et redonnait de l’énergie aux corps anéantis par la chaleur. Seules les cigales dépitées s’étaient tues.
Bien que l’audience ait lieu en plein air, le spectacle était grandiose et intimidant. Ils traversèrent une haie de soldats en uniformes chamarrés qui brandissaient des torchères, puis entrèrent dans un grand cercle formé par les gardes personnels de la reine et du roi. À l’intérieur du cercle, debout sur plusieurs rangs, des courtisans attendaient le début de la séance. Au fond, sur deux trônes accolés, les Rois Catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, emmitouflés dans des capes d’hermine, resplendissaient de beauté, de grâce et d’intelligence.
Dommage qu’Isabelle de Castille cache une âme aussi ténébreuse, pensa Myrin en se rappelant les mises en garde de sa mère. Lors des réunions sabbatiques où les siens priaient le Dieu d’Israël, Tchalaï de Luz avait souvent averti ses coreligionnaires.
« Ne vous endormez pas sur des promesses qui ne seront pas tenues. Dès que l’Espagne sera reconquise, les Juifs seront chassés, pourchassés, exterminés. Même les marranes. »
Cette évocation réveilla une fois encore une douleur profonde. Baissant la tête, elle contempla longuement son annulaire gauche où miroitait la pierre de lune. Fascinée par le cabochon irisé, elle se mit à le caresser, l’esprit toujours obnubilé par la personnalité de la reine. « Cette femme est belle extérieurement, mais son cœur ne connaît pas la pitié ni la bonté, pensa-t-elle. De la glace brûlante ! »
Depuis son arrivée dans la cour des audiences royales, Myrin cherchait des yeux Isabeau. Elle la trouva enfin, non loin d’eux, dans l’entourage immédiat de la reine. Curieusement, elle eut l’impression qu’un grand papillon noir voletait devant le visage de la jeune fille travestie. Celle-ci semblait perturbée. Les yeux agrandis par l’angoisse, elle se mordait les lèvres, comme si elle craignait un terrible malheur.
Quand toutes les personnes convoquées furent entrées, les gardes fermèrent le cercle. Comme une prison, pensa Myrin. Il se passa un long moment consacré à la présentation des invités exceptionnels. De nobles visiteurs étaient venus de toute l’Espagne saluer et encourager le couple souverain. Le camp de Santa Fé était, de toute évidence, le lieu où il fallait être et paraître. Le dernier endroit à la mode.
Enfin leur tour vint. Un serviteur aboya : Pedro de Casares. Au château, la rumeur courait que Casares était le village où le grand-père d’Isabeau avait trouvé le jeune orphelin. Le village où son père avait trouvé la mort. L’ancien maître d’armes du marquis de Jerez s’avança
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