Le Manuscrit de Grenade
premier coup d’œil. Alonso Jimenez avait une très bonne mémoire. Quant à Myrin, elle serait identifiée dès qu’on enlèverait son voile. À l’Alcazar de Jerez, sa chevelure rousse était célèbre. Il lui lança un regard en coin. Elle fixait l’assassin de sa mère avec une fureur à peine contenue. Il connaissait cette expression pour l’avoir souvent vue s’afficher sur le visage des combattants avides de tuer leur ennemi. Elle serrait si fort la main de Yasmin que l’adolescente en grimaçait de douleur. La gamine stoïque subissait en silence, mais son regard allait de l’un à l’autre en quête d’explications.
Au moment où le converti se demandait comment profiter de la situation, une main se posa sur son épaule et une voix lui murmura à l’oreille :
— Pendant que mon protecteur détourne l’attention de l’Inquisiteur, essayons de sortir de ce guêpier.
Il se retourna et se retrouva face aux yeux verts d’Isabeau. Sa coupe de cheveux le désarçonna. Difficile de s’y habituer. À son grand étonnement, son ancienne élève se jeta dans ses bras. Ce moment de faiblesse ne dura qu’un bref instant. Elle se reprit, embrassa Myrin et sourit à la jeune Mauresque. Brièvement, il lui présenta Yasmin sans s’attarder sur son histoire.
Avant de répondre à sa suggestion, il parcourut les lieux des yeux, examinant attentivement le piège qui s’était refermé sur eux. Tous les regards convergeaient vers les souverains. Les trônes étaient brillamment éclairés tandis que les courtisans serrés les uns contre les autres passaient sans cesse de l’ombre à la lumière dans le flamboiement des torchères tenues par les gardes. Il était impossible que Koldo et son maître les aient repérés. Semblables à des araignées dans leur toile, ils attendaient patiemment que les fugitifs se présentent devant la reine. Malheureusement, les porteurs de lumière formaient un mur qui interdisait toute sortie discrète. Découragé, Pedro avoua :
— Comment ? Nous sommes encerclés par deux haies de guerriers. Personne ne peut s’échapper.
C’est alors que Myrin intervint :
— Protégez vos visages avec une étoffe et quand vous entendrez comme moi l’aide que le ciel nous envoie, fuyez vers notre tente. Nous devons récupérer armes et montures.
Pedro s’apprêtait à protester, mais un coup d’œil sur la figure de son amie le retint. Ses yeux brillaient dans la nuit comme des braises et ses lèvres psalmodiaient des paroles qu’il reconnut aussitôt.
— D’Abraham le béni, entendez la prophétie. Dissimulé dans le fruit, celé dans un manuscrit, un trésor dort à l’abri, pour les maudits et les bannis.
Puis il la vit dénouer son châle qu’elle attacha devant son nez et sa bouche. Elle se mit alors à caresser sa pierre de lune, tout en marmonnant rageusement :
« Par la Jérusalem céleste, que les nuées affamées vous engloutissent et vous étouffent ! »
La nuit tomba brutalement sur le camp de Santa Fé, une nuit épaisse pleine de stridulations et de crissements. Avant même que les criquets plongent sur le campement, Pedro comprit que le vœu de la Douée avait été exaucé. Désormais, il connaissait la puissance de son talisman quand elle prononçait les mots qui berçaient son peuple depuis des millénaires. Il s’empressa de se protéger la tête avec son écharpe de cérémonie en vérifiant que Yasmin et Isabeau l’imitaient.
Jetant un bref coup d’œil sur le nuage vibrionnant, il crut pendant un quart de seconde y apercevoir un visage vert souriant, surmonté d’un chapeau pointu à larges bords.
Un tohu-bohu infernal s’éleva de la foule en proie à la panique. Les gardes se précipitèrent sur le couple royal pour l’entraîner vers leurs tentes. Le Grand Inquisiteur, mantel rabattu sur sa tête, se mit à chanter l’Ave Maria, bientôt imité par de nombreux fidèles qui s’agenouillèrent en se frappant la poitrine et en implorant le pardon de Dieu pour leurs péchés. De tout le camp montaient des bruits de courses précipitées, des cris de terreur, des pleurs et des prières. Cent mille soldats et autant de serviteurs, de femmes, d’enfants, de commerçants, d’artisans assaillis par des millions d’insectes, tentaient désespérément de respirer sans s’étouffer.
Retrouvant ses esprits, Pedro saisit Yasmin par la main et se fraya un chemin parmi les croyants qui se prosternaient en gémissant. Isabeau et
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