Le Manuscrit de Grenade
Myrin le suivirent. À cette heure-là les échoppes étaient fermées, mais les allées fourmillaient de badauds qui prenaient le frais devant leurs tentes. L’attaque avait été si soudaine que beaucoup de gens n’avaient eu ni le réflexe ni le temps de s’envelopper la tête dans un linge. Des corps d’enfants gigotaient sur le sol, la bouche pleine d’insectes. Quelques soldats gesticulaient, sabres brandis, comme si leurs lames pouvaient occire les envahisseurs. Avec pour seul résultat de blesser leurs compagnons les plus proches et parfois de les embrocher. Plus astucieuses, quelques mères protégées par leurs châles jetaient des étoffes sur leurs petits, comme des pêcheurs leurs filets sur des bancs de poissons.
Pedro s’aperçut brusquement que Myrin ne les suivait plus. Debout dans une allée, la tête enveloppée dans son voile blanc, elle contemplait son œuvre. Lâchant la benjamine qu’il confia à Isabeau, il revint sur ses pas.
— Venez mon amie, nous devons fuir. Pensez à votre mission et à vos deux compagnes.
Comme la guérisseuse semblait ne pas l’entendre, il l’empoigna et l’entraîna en courant vers leur tente.
Pendant que ses compagnes se changeaient, Pedro troqua son uniforme contre des vêtements de voyage et récupéra ses armes. Il s’apprêtait à leur suggérer de n’emporter que peu d’affaires, mais vit que c’était inutile.
Myrin avait rejoint Isabeau sur le seuil de la tente avec pour seul bagage sa sacoche d’apothicaire. Quant à Yasmin, il ne l’aurait jamais crue aussi raisonnable. Elle s’était contentée d’une petite bourse en satin. Il en conclut qu’elle n’emportait que ses bijoux.
Dans l’enclos réservé aux chevaux, Pedro retrouva son destrier. Les trois filles se choisirent des mules.
Quand les fugitifs arrivèrent dans la plaine, le ciel était dégagé, l’air respirable et la nuit silencieuse. Pedro, Isabeau et Yasmin s’empressèrent de dénuder leurs visages. Devant eux, à quelques lieues de l’endroit où ils se trouvaient, s’élevaient les murailles de Grenade baignées par les rayons mordorés de la lune. Deux tours vermeilles, couronnées de lucioles, resplendissaient dans le ciel violine. Sur la plus haute colline, les jardins de l’Alhambra déployaient leurs cyprès élancés, ombres noires, rigides comme des guetteurs d’éternité.
Mus par un même soupçon, les cavaliers pivotèrent pour regarder derrière eux. Le gigantesque camp militaire qu’ils venaient de quitter disparaissait toujours sous une nuée ténébreuse et bruyante.
— Qu’est-ce que cette diablerie ? murmura Isabeau.
Le plus perturbant n’était pas l’attaque des criquets – il y en avait eu d’autres par le passé –, mais le fait que les insectes s’abattent sur un territoire pauvre en nourriture, alors qu’un paradis végétal existait à quelques centaines de mètres dans la plaine grenadine.
— Un prodige qui nous a permis de fausser compagnie à nos ennemis, répondit Pedro, en se tournant malgré lui vers Myrin dont le visage était toujours voilé.
Celle-ci ne semblait pas prête à partager son secret. Et encore moins à revendiquer un acte de sorcellerie. Ignorant les regards de ses amis, elle continuait à fixer le nuage vibrionnant.
— Tu peux enlever ton foulard, suggéra Yasmin d’une voix joyeuse.
Haussant les épaules, la guérisseuse éperonna sa mule d’un geste rageur et partit au petit trot. Inquiet, Pedro l’imita en s’interrogeant sur la mauvaise humeur de Myrin. De la tristesse ? Du remords ? Difficile d’accepter la mort d’innocents, même pour une juste cause. Il eut soudain l’intuition que Myrin se servait de sa bague pour la première fois. Et comprit à quel point elle devait souffrir des conséquences.
— Nous devons rejoindre Grenade avant que don Manuel ne nous rattrape.
La voix d’Isabeau. Elle trottinait à ses côtés.
— Pourquoi ? Cet homme s’est interposé fort à propos. Son intervention nous a sauvé la vie.
— C’est le maître espion de la reine Isabelle. Koldo lui a ordonné de gagner votre confiance et de vous protéger tant que vous n’aurez pas trouvé le manuscrit. Après…
— Je vois. Eh bien cela nous donne quelques longueurs d’avance. Mais dites-moi, comment êtes-vous arrivée au camp de Santa Fé en compagnie de ce charmant individu ? La dernière fois que nous nous sommes parlé, vous deviez entrer dans un
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