Le Manuscrit de Grenade
Isabeau, tremblante, baissa la tête sur son assiette et se mit à grignoter quelques olives tout en jetant un coup d’œil sur le visage de Manuel. Elle commençait à le connaître et devina immédiatement que l’espion de la reine savait qui était le nouveau venu. Il arborait un air de contentement qui ne trompait pas. Il avait dû pister sa proie tout l’après-midi.
Grand seigneur, il offrit à boire à l’invité avant de dire d’un ton nonchalant :
— Permettez-moi de me présenter. Je m’appelle Manuel. Je reviens des marches du Saint Empire germanique. En bon sujet de Son Altesse Isabelle de Castille, je ne pouvais manquer la prise de Grenade.
Dépitée, Isabeau vit combien le charme de l’hidalgo était puissant. Même le maître d’armes, homme ombrageux et solitaire, y était sensible.
— Pedro pour vous servir, ancien maître d’armes d’une seigneurie de la Frontera. Je suis là pour les mêmes raisons.
Aucune méfiance dans sa voix. Il était détendu et semblait apprécier son hôte. Les deux hommes bavardaient comme de vieux amis, sans se soucier de la présence d’Isabeau. Ce qui l’arrangeait.
— J’ai l’impression que vous venez d’arriver ?
— C’est exact. Je suis là depuis ce matin.
— Pourquoi un homme de votre âge s’est-il engagé ? Le combat vous manquait ?
— Ma situation a changé.
— Pardonnez-moi, je suis un incorrigible curieux. Considérant vos origines, c’est courageux de venir vous engager dans les armées d’Espagne. Sans doute êtes-vous seul dans la vie ?
— Vous vous trompez messire, ma femme et ma fille m’accompagnent.
Isabeau grinça si fort des dents que ses deux compagnons l’entendirent.
— Ce jeune homme semble malade, remarqua Pedro.
— En effet. Luis, mon garçon, que se passe-t-il ? Tu as encore avalé de travers ? Allons, rassure notre ami et montre-lui ton visage.
Dans sa voix, l’ironie était palpable. Elle prit son courage à deux mains et releva la tête pour sourire à l’invité.
— Monsieur, rassurez-vous. Je vais bien.
Pedro la contempla sans ciller puis acquiesça :
— Tant mieux. Il est vrai que ce vin à soldats est un peu rude pour un jeune homme.
La nièce de la marquise de Jerez n’eut pas le temps de répondre. Son mentor se leva et jeta quelques pièces sur la table en disant :
— Nous devons nous préparer pour la veillée. À vous revoir, maître d’armes. Je suis sûr que votre savoir-faire sera utile à nos jeunes recrues.
Après leur départ, Pedro, encore éberlué par la rencontre, mit quelques instants avant de reprendre une respiration normale. Puis il sauta sur ses pieds et s’en alla rejoindre ses amies. Quand il entra dans la tente, elles dormaient l’une contre l’autre. Il fut soulagé de voir qu’elles avaient fait la paix, du moins en apparence.
S’allongeant sur sa natte, il décida de prendre du repos. Une heure plus tard, il se leva frais et dispos pour préparer un repas composé de tomates, de jambon cru, de pain et de trois oranges achetées en chemin. Puis il réveilla ses compagnes et les invita à se restaurer. Il attendit qu’elles soient confortablement installées en tailleur sur la natte posée sur le sol de terre battue pour leur annoncer la nouvelle :
— Devinez qui j’ai rencontré tout à l’heure ?
La voix tremblante, Yasmin suggéra :
— Koldo et ses sbires ?
— Non. Une personne que Myrin connaît bien.
— Isabeau !
— Exact. Je n’ai pas eu le temps de lui parler, mais c’était elle, déguisée en garçon. Elle se fait appeler Luis. Alors si nous la rencontrons, gardez votre sang-froid et faites semblant de ne pas la connaître.
Soudain il vit Myrin fermer brièvement les paupières. Le visage blême, elle semblait terrassée par ses souvenirs. Il se rappela alors que Tchalaï passait beaucoup de temps à l’Alcazar de Jerez. Sous son regard compatissant, la guérisseuse reprit le contrôle de ses émotions :
— Une bonne nouvelle.
C’était de nouveau la jeune fille calme et efficace qu’il appréciait. Il savait pouvoir lui faire confiance en cas de coup dur. Il jeta un coup d’œil sur le visage en amande de Yasmin, des yeux de gazelle, une peau dorée, des lèvres encore enfantines. Une adolescente fragile qui avait besoin de protection. Puis il se remémora la mort brutale de son serviteur devant la venta . Pourquoi se sentait-il responsable de cette gamine ? Elle savait se
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