Le Manuscrit de Grenade
que son visage se décomposait. Pris à son propre piège ! Impossible de savoir quelles seraient les conséquences de la prophétie, mais qu’elle se réalise ou non, Mahmoud ne se préoccuperait pas de le ramener à la vie. Il se rappela avec horreur les statues qui ornaient la salle haute de la Tour de Comares. L’œil ironique du sorcier le fixait avec délectation. Résigné, Manuel tendit la main pour prendre le poison qui allait le transformer en bloc de cristal.
À ses côtés, Isabeau poussa un gémissement et s’accrocha à son bras :
— Je vous en prie, ne buvez pas !
Pour la première fois, il la regarda comme un homme regarde une femme dont il est amoureux. Il était subjugué par ses yeux verts depuis leur rencontre sur un chemin caillouteux. Son attirance pour le beau jeune homme qu’il avait sauvé d’un sort déplaisant l’avait déstabilisé. Plus d’une fois, en face de Luis, il avait failli céder à son désir de l’embrasser. Au point de devenir fou. Fou de ne plus savoir ce qu’il était, qui il était. Il se pencha vers elle et effleura ses lèvres d’un baiser rapide.
Elle répéta :
— Je vous en prie, ne buvez pas.
Comme il se taisait, elle se tourna vers Myrin et Pedro. Mais le soldat gardait les yeux fixés sur la belle Mauresque. Quant à la fille de Tchalaï, elle secoua la tête en murmurant :
— C’est à Manuel de décider.
Fils cadet d’une grande famille sans autre avenir que le métier des armes, Manuel avait choisi une carrière qui présentait un large éventail de possibilités, tour à tour espion, émissaire, envoyé spécial, organisateur de coups fourrés, agitateur. Cela convenait à son tempérament aventureux, à son goût du risque et du jeu, à ses talents multiples qu’il n’aurait jamais pu exploiter comme officier supérieur. Grâce à ses liens avec la reine, il décidait lui-même de ses missions, suivait ses intuitions, un jour à Vienne ou à Venise, l’autre à Istanbul. Il aimait se fondre dans la population, fréquenter brigands, corsaires et courtisans. Bref, il appréciait la vie libre qu’il s’était choisie. Mais il détestait ce que l’Espagne des Rois Catholiques était devenue, surtout depuis qu’Isabelle de Castille avait donné les pleins pouvoirs à l’Inquisition, véritable État dans l’État. Les fugitifs semblaient persuadés que Grenade deviendrait un refuge et un havre de paix s’ils réussissaient leur mission. Il allait les aider. Le problème, c’était Mahmoud, un renard rusé et malfaisant qui n’avait pas l’habitude de croire ce qu’on lui disait. Il fallait flatter les connaissances ésotériques du nécromant, lui rappeler une symbolique chère aux astrologues, magiciens, philosophes et alchimistes.
Fuyant le regard désespéré d’Isabeau, il s’adressa à son adversaire :
— Très bien je vais boire. Mais avant, je veux que vous donniez l’émeraude à Myrin. Son sacrifice lui donne le droit de la plonger dans l’onde sacrée. Dès que j’aurai avalé votre mixture, libérez Yasmin. Alors, par les quatre lettres du nom de Dieu, par les quatre évangélistes, et par les quatre portes de l’Islam, la prophétie d’Abraham s’accomplira grâce à l’union des quatre élus.
Puis, en homme habitué aux tractations, il attendit, le flacon à la main, que le nécromant assimile ses paroles et les passe au crible de son savoir. Son attente fut brève. Sans un mot, Mahmoud extirpa la gemme de sa poche et la tendit à la vieille femme. Celle-ci la saisit délicatement entre le pouce et l’index. Manuel fronça les sourcils. Son ennemi s’était rendu un peu trop facilement à son goût. Où était le piège ? Se pouvait-il que le troisième œil qui ensanglantait le front de la guérisseuse soit autre chose qu’une blessure ? La marque du démon ? Ses réflexions l’entraînaient vers des conclusions désagréables.
La voix railleuse du grand magicien sonna le glas de ses espérances.
— J’ai accepté vos conditions. Maintenant, à votre tour de tenir parole. Ensuite je libérerai votre amie.
Manuel sut qu’il avait joué et perdu. Croisant une dernière fois le regard paniqué d’Isabeau, il porta le flacon à ses lèvres.
À sa grande surprise, la liqueur verte exhalait un parfum de rose qui s’infiltra dans ses narines et se répandit dans son organisme comme une onde bienfaisante. Une sensation de bonheur et de plénitude l’envahit. Il se mit à éprouver un
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