Le Manuscrit de Grenade
quitta sa couche et se joignit à eux. Les cheveux relevés en chignon par un grand peigne en écaille de tortue, resplendissante dans une robe de soie lilas, elle avait l’air d’une femme aimable et de bonne volonté, mais Isabeau ne se laissa pas prendre à ses manières affables. Seules ses lèvres souriaient. Le regard qu’elle portait sur les visiteurs ressemblait à celui des maquignons quand ils vendaient leurs taureaux, à la foire de Jerez. Aïcha s’approcha de son fils, posa une main sur son épaule et d’une voix douce s’adressa aux prisonniers :
— Dites-nous ce que nous voulons savoir, et Mahmoud ressuscitera votre amie. Quels étaient les mots écrits sur le parchemin ?
Comprenant que ni Myrin ni Pedro n’étaient en état de prendre une décision, Isabeau se tourna vers Manuel pour quêter son aide. Ils n’eurent pas le temps de se concerter. Le Grand Inquisiteur retrouva soudain ses esprits, son courage et sa hargne. Brandissant son chapelet comme une arme, il bondit vers Aïcha en hurlant :
— Vade retro satana . Je sais qui vous êtes, sorcière. Vous nous tuerez quand vous connaîtrez les paroles de la prophétie.
Avec une souplesse de jeune fille, la sultane échappa à son agresseur en projetant son fils sur lui. Les deux fronts se heurtèrent de plein fouet et les hommes roulèrent sur le sol. Le sultan se releva péniblement tandis que le prêtre, beaucoup plus maigre, restait à terre, assommé par le choc.
Le sorcier émit un léger sifflement. Les chats assis aux pieds des statues cessèrent leur toilette. Oreilles dressées, queues en l’air, ils se levèrent et, d’une démarche souple et gracieuse, convergèrent vers le corps allongé du prélat qu’ils escaladèrent en ronronnant. L’homme disparut sous un édredon de fourrure noire, bientôt animé de convulsions. Alonso Jimenez se mit à gémir, puis à hurler. En entendant les cris de douleur mêlés aux bruits répugnants des ripailleurs voraces, Isabeau comprit que l’Inquisiteur de festin aux matous. Malgré l’atrocité de sa mort, aucune des personnes présentes ne le plaignit.
— Avez-vous réfléchi ? demanda le maître des lieux d’une voix suave.
Avec inquiétude, Isabeau regarda les traits torturés de Pedro et sut qu’il avait pris sa décision. Son cœur se brisa.
— Mes Seigneurs, il me semble qu’en tant qu’émissaire de la couronne d’Espagne, je suis le plus habilité à défendre nos intérêts. Nous pouvons certainement parvenir à un accord honnête pour les deux partis.
16
La Cour des Lions
F URIEUX DE CETTE TRAÎTRISE SUPPLÉMENTAIRE , Pedro allait intervenir quand Isabeau lui marcha sur le pied. Sourcils froncés et lèvres pincées, elle l’affronta du regard, puis se frotta le bout de l’oreille. Un signe secret qu’ils utilisaient pendant leurs joutes dans la salle d’armes du château. Il devait lui faire confiance et la laisser agir à sa guise. L’expression du soldat changea. Une lueur d’espoir clignotait dans ses yeux. D’un bref mouvement de tête, il confirma qu’il avait compris le message. Elle pivota pour surveiller la négociation qui s’engageait entre l’ambassadeur et la sultane mère. La partie était difficile, mais, si quelqu’un pouvait sauver Yasmin et les sortir de là, c’était l’espion de la reine Isabelle. Cette certitude la déconcerta. Depuis quand faisait-elle confiance à Manuel ? Quel changement dans son comportement ou ses actes avait éteint sa méfiance ? L’amour rendait aveugle, elle le savait, mais elle était encore capable de raisonner. Sa lucidité ne l’avait pas abandonnée. Pourtant, elle était prête à lui confier sa vie.
La sultane réfléchissait toujours à la proposition de l’ambassadeur. Enfin, elle acquiesça :
— C’est toujours un plaisir de traiter avec un professionnel, don Manuel. Nous avons eu de bons contacts par le passé, je vous écoute.
Son interlocuteur s’inclina :
— Puis-je me permettre un rapide point historique ? (Sans attendre son consentement, il continua.) Depuis 1248, la dynastie des Nasrides règne sur le sultanat de Grenade, dernier bastion musulman en terre d’Espagne. À cause des progrès de la Reconquista, ce royaume s’est rétréci comme peau de chagrin. Al-Andalus n’est plus. Il ne subsiste que cette cité. Nous tenons la vega et ses riches plantations, les ports et le rocher de Gibraltar. Le monde musulman vous a abandonnés. Les Ottomans louchent
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