Le mariage de la licorne
rouages invisibles. L’image à demi effacée d’une jeune fille aux cheveux couleur de blé s’imposa soudain à lui, et avec elle revint un vif émoi, quelque chose qu’il croyait éteint depuis longtemps. Il se demanda si cela avait été une bonne idée de suivre le roi à Paris. Il tourna la tête en direction de Jehanne, qui était demeurée en retrait. Les deux images, celle du passé et celle, bien présente, de la jeune fille qui venait de s’asseoir, formaient un ensemble parfait. Lui qui gardait encore à l’oreille le souvenir du babil d’une fillette prenait conscience avec une acuité nouvelle que Jehanne, sans être une adulte, n’était plus tout à fait une enfant. Même en compagnie de la couvée agitée de Clémence, elle s’était comportée de façon posée et réfléchie sans pour autant rien perdre de sa plaisante spontanéité.
Il rejoignit sa future femme sous un grand pin à la ramure habitée de bruissements. Sa femme. Il s’assit près d’elle et l’observa, étonné d’en être troublé, charmé. Comme une enfant à la découverte du monde, Jehanne examinait un caillou niché au creux de sa main. Louis ignorait qu’elle ne voyait rien. Ni le caillou, ni la berge enflammée par les feux du couchant, ni les arbres qui se penchaient au-dessus d’eux avec la bienveillance d’une mère posant un regard attendri sur le berceau de son nouveau-né.
Jehanne en était certaine, maintenant : Louis n’était plus comme avant. Il y avait dans son regard une lueur qui l’inquiétait, quelque chose qui, auparavant, ne s’y trouvait pas, ou qui à tout le moins avait été jusque-là en dormance. D’instinct, elle sut ce que c’était. Louis avait pour elle un regard d’homme. Un regard d’amant. Il la désirait. C’était à la fois flatteur et terrifiant. « Pas maintenant. C’est trop tôt », se dit-elle tout en se demandant ce qu’il convenait de faire s’il devenait entreprenant. Elle résolut la question en se disant que le mieux à faire était d’essayer de le raisonner, d’éloigner le plus possible l’instant redouté, le moment d’être cernée par cette toile tissée tout naturellement autour d’elle par l’araignée dont c’était le travail. Elle s’en voulut de comparer Louis à une araignée. Il s’était toujours montré prévenant envers elle. Jamais il n’allait la contraindre à quoi que ce soit, malgré cette lueur peu rassurante.
Un soir, Margot avait dit au père Lionel :
— Il est terriblement strict et froid ; il ne comprend pas Jehanne. C’est une jeune fille joyeuse et gaie comme un pinson. Elle aime rire, écouter des histoires et chanter. Je crains qu’il ne la rende très malheureuse.
— Je sais cela, ma fille. Je le sais. Mais j’ai ma petite idée là-dessus. Jehanne est un trésor d’ardeur et de ferveur. Elle sera une grande dame. Non pas l’un de ces êtres effacés, parfois douloureux, qui sont sacrifiés aux servitudes et aux convenances séculaires et qui finissent par trépasser de langueur plutôt que de maladie entre les murs de leur maison. Non, Jehanne n’immolera pas son espièglerie sur l’autel du mariage. Et c’est précisément la raison pour laquelle elle est la partenaire qu’il lui faut. Elle saura rétablir l’équilibre.
— Justement. Qu’en est-il de lui ?
— Il faut tâcher de le comprendre, Margot. Le maudire sans essayer de le déchiffrer ne mènera nulle part. Cet homme se sent comme une forteresse assiégée. Il craint les autres et les relations qu’il pourrait établir avec eux, car cela représente pour lui un danger potentiel. De même, toute intimité constitue une menace. Jusqu’à maintenant, la meilleure façon qu’il ait trouvé de se défendre, et cela consciemment ou non, c’est l’éloignement. Ou bien il éloigne les autres, ce qui lui est assez facile compte tenu de sa nature, ou bien il s’éloigne lui-même. Bien sûr, la charge qu’il exerce l’oblige à tuer et à torturer ; mais s’il est capable de le faire avec autant de désinvolture, il n’en reste pas moins un être sans amour, isolé, effrayé. Il n’est cruel que parce qu’il se sent impuissant, sans vie et sans défense. La violence peut prendre d’autant plus aisément possession de lui qu’il n’a à lui opposer aucune émotion humaine. La vie n’a pour lui aucune valeur. Nul ne parvient à l’approcher intimement, parce qu’il n’y a plus que du vide en lui. Presque tout est
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