Le mariage de la licorne
bébé quand ils sont morts.
— Tu parles tout drôle. Ça fait joli.
— On y est. Tiens, prends la lanterne pendant que j’ouvre la porte. Pourquoi veux-tu être Jehan ?
— Parce qu’avant, j’étais un garçon.
Du moins tentait-elle encore de se persuader qu’elle en était un. Sur le point de pousser de tout son poids contre la porte, Sam se figea sur place et dévisagea la fillette. Il se prit à se demander si elle n’était pas du pays lointain d’où venaient les fables pour avoir pu se transformer en fille, pour avoir un moine comme père et pour posséder une voix aussi agréable à entendre qu’une cascatelle d’été. Et, en plus, elle avait l’air d’un ange. Le garçon était loin de se douter que pour elle il évoquait tout à fait les mêmes questions avec son accent, ses cheveux couleur de feu, sa tour… et ses chats.
Il y en avait partout : sur le sol parmi du foin épars, perchés sur des aspérités des murs, sur le rebord des archères ou sur un ancien chemin de ronde qui les dominait à mi-hauteur et auquel on pouvait accéder par une échelle de corde que Sam s’était fabriquée. Là-haut, un gros chat tigré s’était lové sur la poche dégonflée d’une cornemuse. Ces animaux étaient les descendants d’une demi-douzaine de chats qui avaient été amenés au domaine en 1349 pour protéger les habitants de la peste.
La tour en ruine avait sans doute été bâtie trois siècles plus tôt, probablement par les hommes du Conquérant (7) . S’il y avait eu jadis autour d’elle de quelconques fortifications de défense, elles avaient dû être en bois, car il n’en subsistait plus aucun vestige. On ne pouvait distinguer nulle trace d’un travail de terrassement. Le site semblait avoir été érigé en hâte ou par des gens inexpérimentés, ce qui lui donnait un aspect curieux et atypique. Il ne restait plus de la tour que le squelette de pierre, et son toit conique s’était effondré depuis longtemps. À l’intérieur, toute structure de bois en avait été arrachée au fil des années, soit pour servir à la construction ou pour alimenter le feu. La forêt l’avait peu à peu entourée et dépassée. Les cimes se tendaient la main par-dessus, perdant leurs feuilles dorées dans l’ouverture qu’elle leur offrait. C’était une aire de jeu des plus passionnantes.
Une chatte blanche avait mis ses petits au monde dans un coin abrité par une saillie qui avait dû servir de banc. Trois petites créatures duveteuses étaient alignées le long de son ventre et avaient enfoui leur minuscule nez carré sous sa fourrure. Elle reconnut Sam, qu’elle salua d’un clignement de ses yeux topaze, et accepta avec indulgence la compagnie des deux enfants ainsi que leurs jeux qui devenaient de plus en plus bruyants. Sam commença par jouer à la cornemuse les deux mélodies qu’il rendait le mieux, pendant que Jehanne l’écoutait, fascinée, en caressant le dos soyeux du gros matou tigré qu’elle avait pris sur ses genoux. Après quoi ils s’amusèrent à se laisser tomber dans le tas de foin depuis le chemin de ronde. Les chats semblaient être habitués à ce genre de jeu qui devait être l’un des préférés de Sam et ils avaient promptement dégagé l’aire d’atterrissage. Les enfants y jouèrent jusqu’à ce qu’ils fussent trop fatigués pour grimper de nouveau à l’échelle. Étendus sur le dos côte à côte dans le foin répandu, ils admirèrent des étoiles curieuses qui passaient par-dessus l’ouverture circulaire de la tour afin de jeter un coup d’œil à l’intérieur.
— Quand je serai grand, je serai un ménestrel, dit Sam. J’irai jusqu’au bout du monde pour voir comment c’est. Viendras-tu avec moi ?
— D’accord.
À partir de ce soir mémorable, Jehanne ne sentit plus l’envie de redevenir un garçon.
*
Lionel n’eût pu choisir de pire et de meilleur moment tout à la fois. C’était comme si tout avait été planifié par le Très-Haut. Maintenant que la raison de cacher Jehanne n’existait plus – il en était secrètement soulagé, car il n’eût su que faire si Arnaud avait refusé de reconnaître sa fille – il fit le récit de l’histoire de la petite héritière (8) aux habitants du domaine, telle qu’elle lui avait été confiée par l’abbé Antoine.
— Non, Thierry, reste ici, dit catégoriquement Margot à l’homme qui tentait de s’esquiver. Ceci te concerne aussi bien que nous.
Thierry
Weitere Kostenlose Bücher