Le mariage de la licorne
taquiner ; elle était amoureuse de Thierry, le maître d’armes du seigneur d’Augignac, et refusait d’épouser un autre homme que lui. Cet amour était réciproque, mais, hélas, le devoir de Thierry l’appelait à accompagner son maître où qu’il allât. Il l’avait donc suivi dans ses escapades, de même que Toinot, l’un des autres hommes d’armes qui avaient fait partie de la petite troupe de ses jeunes années. Cependant, Toinot avait suivi son maître de bon gré. Cette nouvelle existence lui plaisait. De plus, c’était un célibataire endurci.
Les deux autres personnes qui logeaient au manoir étaient des étrangers qu’ils avaient tous été surpris de trouver là. L’un était un vieillard et l’autre, un garçon roux d’une dizaine d’années. Ils venaient d’Écosse.
— Pourquoi Hiscoutine ? avait demandé Arnaud avec dédain. Le vieillard, prénommé Aedan, lui avait répondu :
— Cette maison n’avait pas de nom, alors nous lui en avons donné un. C’est la coutume chez nous. Hiscoutine signifie petite terre en gaélique.
— En gaélique ?
— Vous avez quelque chose contre le gaélique ? avait demandé le robuste bonhomme en posant les deux mains sur ses hanches.
— Pas spécialement. Par contre, ce que j’aimerais bien savoir, c’est ce que des étrangers viennent foutir* chez moi.
— Cette maison n’avait ni nom ni habitants, alors nous, on y est venus.
— Qui êtes-vous ?
— Aitken des Hautes-Terres*. Lui, c’est mon petit-fils. Il est tout ce qui me reste au monde.
Après presque dix ans passés en Normandie, le vieil Aedan Aitken s’obstinait à porter le kilt et le tartan aux couleurs de son clan : sur un fond de carreaux verts et noirs couraient de larges bandes blanches en alternance avec d’étroites lignes jaunes. Le parler d’Aedan conservait le ton chantant et rocailleux de son pays. Il avait perdu femme, fils, brus, fille et gendre en mer. Ses deux autres petits-fils avaient eux aussi sombré dans les flots. Le seul rescapé du naufrage, à part lui-même, avait été le petit Somhairle (6) qui était alors âgé d’un an. « Le premier et le dernier de la famille », avait dit le vieux en évoquant avec tristesse ces événements. Il regrettait que le Seigneur ne l’ait pas choisi, lui dont la vie s’achevait, plutôt que sa progéniture morte dans la fleur de l’âge. Ce n’était pas l’avis du petit Sam, qui ne conservait aucun souvenir de sa famille, ni de sa mère. Pour lui, ce vieillard était le centre de l’univers.
Arnaud avait été tenté d’évincer les intrus. Aedan lui en avait bien vite coupé l’envie en lui faisant remarquer :
— Sans nous, votre domaine serait aussi délabré que ce que vous avez vu là, en bas de la colline.
Force lui avait été d’admettre que c’étaient là des propos raisonnables. Car le fait était qu’Arnaud n’aimait pas ce qu’il voyait. Aspremont dominait des terres en friche sur lesquelles on discernait encore, de loin en loin, les vestiges affligeants de fermettes dévastées et cernées par de la jeune forêt. Un chemin bordé de peupliers gravissait l’élévation qui constituait les terres du domaine. Derrière leur rideau de branches fuselées, d’autres champs de dimensions plus réduites se déroulaient, eux aussi envahis d’herbages incultes. Plus loin, derrière l’habitation décrépite, bruissait un boisé où courait un ruisseau pressé de rejoindre la mer. Le manoir à colombages se tapissait près du sol comme une grosse belette méfiante. L’aile des serviteurs qui y était adjointe n’était qu’une cahute de torchis et de pierraille dont le toit de chaume souffrait de calvitie. Les murs grumeleux étaient percés de fenêtres aussi étroites que des archères et d’une porte où passaient indifféremment les deux Escots*, la volaille, une unique brebis, le bon vieux chien d’Aedan et une multitude de chats. Un peu en retrait de la maison se trouvaient une grange et une écurie qu’un muret symbolique protégeait davantage des rôdeurs à quatre pattes que des hommes. Plus loin, sur la colline, un vieux moulin à vent désaffecté craquait et gémissait comme une épave en deuil. Ces dix dernières années, la peste, les Anglais, les Français et les compagnies de routiers, qui étaient des pillards organisés, avaient à tour de rôle piétiné la petite collectivité que les calamités avaient déjà appauvrie. Le cas du hameau
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