Le mariage de la licorne
n’aimait pas évoquer ce souvenir douloureux. Et de voir maintenant en face de lui cette enfant adorable, cette enfant qui n’eût pas existé s’il avait obéi à son maître, cela le troublait profondément.
En présence du défunt, Margot avait présenté au moine une certaine petite couverture tachée d’encre dont le rouge avait encore l’air frais.
— Je l’ai récupérée quand ils ont mis à l’enfançon trépassé un linceul plus convenable, dit-elle.
Ensuite, tous avaient pu voir la petite cicatrice en forme de larme que la fillette avait à la base du cou.
— Voilà le seul cadeau que son père lui aura jamais fait, dit Margot avec un ressentiment qui eût été une offense à la mémoire de n’importe quel autre mort qu’Arnaud.
Les habitants du domaine ne furent jamais informés à propos des dettes qu’Arnaud avait accumulées au fil des ans, ni du fait qu’elles avaient toutes été mystérieusement liquidées.
Le matin suivant les funérailles, Lionel prit Jehanne à part et l’emmena sans savoir pourquoi en direction du vieux moulin dont les pales dépenaillées tentaient en vain de prendre le vent en étant empêchées par quelque rouage défectueux à l’intérieur du bâtiment.
— Mon enfant, le moment est venu pour moi de reprendre la route. Je pars pour Compostelle.
— Je veux bien. Mais j’aimerais bien que Sam vienne avec nous. Il veut voyager. Je le sais, il me l’a dit. C’est un bien joli nom, Compostelle. Où est-ce ?
— Très loin. Ce sera un très long voyage. Il me faut le faire seul, Jehanne. Je dois te quitter et je ne reviendrai pas.
Le regard limpide de la fillette s’ennuagea.
— Pourquoi ? Vous êtes fâché contre moi ? demanda-t-elle. Lionel baissa la tête et ne répondit pas. « Non, je ne suis pas fâché, se dit-il, j’ai peur. Je crains les mots que je ne trouve pas et qui pourraient apaiser la souffrance provoquée par ceux que je viens de prononcer. J’ai peur du temps qui fera de toi une femme. Je crains la fatalité qui un jour te remettra à un autre homme, fût-il Dieu Lui-même. »
— Vous ne m’aimez plus, poursuivait Jehanne.
Lionel retint un sanglot.
— Je n’avais pas le droit de t’aimer.
— Emmenez-moi avec vous.
Désespérée, elle s’accrocha à lui et leva vers lui ses yeux gris baignés de larmes. Lionel dit tristement :
— Tu es chez toi, maintenant. Tu n’as plus besoin de moi. Ne me retiens pas, Jehanne, je t’en prie. Tu m’oublieras bien vite. Je ne suis qu’un moine.
Il se détourna en hâte et dit au vent qui faisait toujours crisser les pales du moulin :
— Et même de cela, je ne suis plus tout à fait sûr.
— Je n’existe pas sans vous, mon père, ni vous sans moi, dit derrière lui la voix blessée de Jehanne.
Il se retourna pour regarder une dernière fois cet ange qui avait été l’un des trop rares bonheurs de sa vie. Le vent rabattait devant les yeux suppliants de la fillette de longues mèches d’or brûlé. « Tristan et Iseult (9) , se dit Lionel. Je lui ai trop lu d’histoires. Il est temps que je m’en aille. »
— Dieu te garde, ma fille.
*
Hiscoutine, décembre 1358
Il y a de ces lieux où la terre donne l’impression de n’appartenir à personne. Les dimensions de ces endroits et le fait qu’ils soient peuplés ou non n’entrent pas en ligne de compte. Cela se trouve dans l’air même qu’ils exhalent. Pour une raison ou une autre, ces lieux savent conserver une essence ou une individualité qui leur vient d’un lointain passé, d’une époque où l’humain savait se faire humble en divinisant les arbres géants.
C’était la raison pour laquelle le vieil Aedan avait choisi de s’établir à Hiscoutine. Il aimait la forêt qui cernait les champs au centre desquels se dressait la colline du domaine. Même l’hiver, il se plaisait à y folâtrer des heures durant, qu’il eût ou non une tâche à y accomplir. Margot l’avait un jour taquiné à ce sujet en lui faisant remarquer :
— Toi, tu es un homme du bois. Quand tu ne le travailles pas, tu te balades dedans.
C’était la stricte vérité. Aedan passait son temps à fabriquer des objets en bois, dont certains n’avaient qu’une utilité purement décorative. D’ailleurs, c’était là une occupation assez inattendue de la part de ce bonhomme très pragmatique.
— Ça passe le temps et il en ressort toujours quelque chose, même si parfois on ne sait pas quoi,
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