Le mariage de la licorne
de nouveau.
Louis prit un falot et alla quérir l’objet qui avait été abandonné dans la grange. Lorsqu’il revint dans la salle à dîner, Jehanne n’était plus là. Mais la lueur d’une chandelle frémissait sous la porte fermée de sa chambrette. Il s’y rendit et cogna doucement. Aucune réponse. Il souleva la clenche et entra sans faire de bruit.
Au centre du lit de Jehanne, la couette était bombée par une petite silhouette auprès de laquelle s’était lovée une chatte en gestation. L’homme s’avança. Le félin nerveux n’apprécia guère cette intrusion et quitta son creux douillet.
— Tenez, dit-il.
Une chevelure en désordre et un visage strié de larmes surgirent des couvertures. Jehanne renifla. Il lui tendit le roseau avec une certaine rudesse. Elle s’assit et le prit d’une main réticente.
— Merci. Mais ce n’est pas un fouet, dit-elle.
— Non.
Elle était visiblement déçue. Louis n’y comprenait rien. Il ne pouvait se douter qu’elle avait espéré se faire remettre quelque instrument hideux, un fouet enroulé qu’elle eût pu cacher là où Louis n’eût jamais pu le retrouver. Mais des roseaux comme celui-là poussaient presque n’importe où, on pouvait en ramasser sans problème.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Louis.
— Rien. Rien du tout. Je me sens juste toute de travers. Ne vous en faites pas, ça va passer.
Elle fit quelque chose qu’elle n’avait pas fait depuis longtemps : après s’être extraite de son lit, elle alla se hausser sur la pointe des pieds pour lui enlacer les épaules et lui appliqua un petit baiser sur la joue. Penché, il sentit contre son dos le contact du roseau qu’elle serrait précieusement.
Il la regarda courir jusqu’au coffre qui trônait au pied de son lit. Elle s’agenouilla devant, l’ouvrit, plia le roseau en prenant soin de ne pas le rompre, car après tout c’était à lui, avant de l’enfouir tout au fond, sous ses piles de linge lavé de frais. Satisfaite, elle grimpa à quatre pattes sur sa couche et se dissimula de nouveau sous sa couette.
— Je crois que je viens de comprendre, dit Louis.
Ravie de ne pas avoir à lui fournir d’explications laborieuses, Jehanne lui prit la main et y frotta sa joue encore humide. Il laissa errer son regard dans la petite pièce où cohabitaient dans l’équivoque deux âges, celui de l’enfance avec ses jouets et celui de l’adulte avec ses travaux d’aiguille et ses livres. Il était évident que le maître ne souhaitait aucunement prolonger cet entretien. Il évita de poser le regard sur Jehanne alors qu’il sentait son âme dire en silence :
« Prends ma main mais ne me regarde pas dans les yeux. »
Chapitre IX
Le Faucheur
Hiscoutine, automne 1364
Les heures d’enseignement à Jehanne et à Sam constituaient une période de répit au cours de longues journées habituellement consacrées à quelque travail physique. La plupart du temps, le père Lionel, tout froissé par ses activités de cueillette, passait la porte d’entrée une heure après tout le monde, en même temps qu’un chaton tigré, toujours le même. Une fois la leçon terminée et les devoirs bien entrepris, il s’affalait dans le fauteuil de Louis et, tout insomniaque qu’il fût, il se mettait à cogner des clous lorsque rien ne réclamait son attention. Cette surveillance lâche ne nuisait que très rarement à l’assiduité de ses deux élèves. Mais ce jour-là Sam avait découvert un nouvel usage aux boulettes de pain rassis et il expérimentait l’effet qu’elles pouvaient produire sur les cibles humaines qui avaient le malheur de se trouver à portée de tir. Seul le père Lionel en fut épargné, car cela n’arrivait jamais à affecter sa somnolence. De guerre lasse, Sam l’avait abandonné au profit de destinataires plus réceptifs.
— Qu’est-ce que c’est, déjà, du feldspath ? demanda la voix de Jehanne.
Lionel tourna la tête et huma un appétissant arôme de poulet rôti. Il se rendormit.
— Vulnerant omnes, ultima necat (107) , entendit-il Sam énoncer avec le plus grand sérieux.
Le garçon visa Louis qui passait par là avec une boulette de pain. Lionel émergea tout à fait en se demandant ce que le feldspath pouvait bien avoir à faire avec un proverbe dont on ornait les cadrans d’horloges. Oubliant momentanément que sa courte sieste pouvait avoir nui à sa compréhension d’une discussion qui s’était déroulée pendant
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