Le mariage de la licorne
Philippe s’effondra. Louis confia Isabeau à l’un des valets et monta en premier dans la charrette, suivi de ce valet et d’Isabeau qui, elle, demeurait docile. Le second valet profita du fait que d’Asnières était inconscient pour le faire rouler dans la paille neuve que Louis avait répandue au fond de sa charrette la veille. Un petit cruchon de vinaigre surgit de nulle part. Louis en imbiba son propre mouchoir. Il se pencha et le fourra sous le nez du jeune homme qui se réveilla, à demi suffoqué. On l’aida à se relever.
— Allons-y, ordonna Louis.
Et, sans plus tarder, le cortège se forma pour une courte procession. En aucun moment cet incident n’avait fait perdre son sang-froid au bourreau. La foule qui le connaissait pourtant bien en semblait impressionnée. Louis savait par expérience qu’il fallait être prêt à composer avec toutes sortes de situations désagréables ; que, pour une personne qui affrontait la mort avec courage, il y en avait peut-être cinquante qui étaient conduites à l’échafaud dans un tel état de panique qu’elles en expulsaient violemment urine et matières fécales. Il y avait ceux qui le défiaient et essayaient de se battre avec lui et ceux qui avaient trop bu et qui tenaient à peine debout. Il avait remarqué que ceux qui se comportaient avec le plus d’admirable dignité n’étaient pas forcément les plus nobles.
Mais Isabeau, elle, était courageuse. Pour faire pénitence, ils s’arrêtèrent à l’église Saint-Sauveur, que d’aucuns surnommaient « Saint-Exécuteur » parce qu’elle ne se trouvait qu’à deux cent cinquante mètres de la place. Louis appuya sa canne contre la roue de la charrette, le temps d’aider Isabeau à grimper les quelques marches. Lorsqu’il se retourna pour la reprendre, la canne n’était plus là.
Le prêtre exhorta les condamnés à éviter la poursuite héroïque de l’affliction pénitentielle en tant qu’ultime vocation : s’avouer coupable avec un étrange orgueil n’était pas le message souhaité.
— Sachez plutôt vous montrer humbles et emplis de gratitude devant les souffrances du Christ, de la Vierge et des martyrs qui vous ont précédés.
Isabeau remonta dans la charrette et ne défaillit pas. Elle paraissait même exaltée. Sans doute n’était-elle plus tout à fait consciente du lieu où elle se trouvait. Elle dit à son neveu, qui, lui, était dans un état de prostration :
— Si tu ne te sens pas brave, Philippe, fais au moins semblant de l’être, comme je le fais.
Elle se tourna vers Louis et murmura :
— Je souffre de son humiliation, de ce malheur qui, déjà, nous isole l’un de l’autre. Je ne reconnais plus Philippe. C’était un homme. Ce sera pire pour lui, n’est-ce pas ?
— Oui.
— O Seigneur Jésus, que ne puis-je prendre un peu de sa peine à mon compte ! Pardonnez-lui. Acceptez ma repentance comme si c’était la sienne.
Ceux qui se tenaient près de la charrette bringuebalante entendirent cette supplique. Ils en furent émus aux larmes. Il émanait soudain d’elle quelque chose de royal, d’incorruptible, qui allait bien au-delà de quelque lubie théâtrale. C’était l’achèvement agréé de sa vie. Et, en quelque sorte, Isabeau triomphait. Elle avait fait cesser les vociférations de la foule qui, maintenant, priait et pleurait pour elle et son infortuné neveu. Telle une statue grecque encore sereinement complète, elle était éblouissante. Elle rayonnait dans tout ce chaos et se faisait l’illustration vivante de la conscience religieuse de toute cette communauté humaine qui était pétrie de la certitude que chacun pouvait être exposé à la souffrance. Et tous souffraient avec elle.
La charrette s’arrêta au pied de l’échafaud. Un silence recueilli s’étendit sur la foule.
Portant à son bras le linge qui sous peu allait recouvrir le corps de la dame, Louis descendit le premier. Il tendit la main à Isabeau pour l’aider à quitter à son tour la charrette. Il se dirigea avec elle vers les marches de l’échafaud, tourna la tête et plongea les yeux dans ceux d’une adorable fillette d’environ cinq ans qui tenait sa mère par la main. Elle lui sourit avec cette extraordinaire candeur dont seuls savent faire preuve les enfants et qui trahit trop souvent la faiblesse des adultes. Du plat de la main, Louis repoussa la femme en ordonnant, avec impatience :
— Place, place ! Éloignez-vous avec cette petite et
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