Le mariage de la licorne
nouveau. Ces yeux bien réels se mirent à suivre chacun des mouvements de Jehanne à travers la chambre, même lorsque la jeune femme, pantelante, se mit à contourner de loin le prédateur peint pour rejoindre la porte. Ses pas rapides s’atténuèrent et, peu après, une porte se ferma, abandonnant un Louis imperturbable seul dans la chambre de l’ivrogne qu’était son créateur.
Elle fut incapable de se rendormir. Sa découverte du portrait semblait accentuer la sensation d’une présence terrifiante et pourtant forte, virile et désirable se tenant à ses côtés. N’y tenant plus, elle étouffa une plainte en enfouissant sa figure dans ses oreillers. « Mon Dieu, pourquoi me bouleverse-t-il autant ? Et de plus en plus ? Ce n’est jamais qu’un monstre. »
*
Jehanne et Louis se promenaient dans le sentier qui, quelques jours plus tôt, avait accueilli l’envolée lyrique si inspirante du père Lionel. Cet après-midi-là, cependant, l’air sentait à nouveau le nord. Aucun flocon n’était encore tombé, car le ciel avait été soigneusement astiqué par la froidure. La terre crissait sous leurs pas comme du sucre candi. Jehanne respectait la démarche ralentie de son fiancé dont la cheville pansée devait être ménagée par l’usage de la canne.
— Pardonnez-moi de vous avoir offensé par mon départ, dit la jeune fille, qui avait enfin cumulé assez de courage pour aborder le sujet.
— N’y pensez plus. Dites-moi plutôt votre désir.
— Mon désir ?
Ce mot avait quelque chose d’étrange venant de sa bouche à lui. Cette bouche si avare en paroles allait-elle se montrer prodigue en baisers ? Et qu’en était-il de ces mains faites pour torturer ? Et ce regard fixe, insondable comme celui des créatures tourmentées qui étaient représentées sur les bas-reliefs des églises ? Elle se rendait compte d’un seul coup à quel point l’aspect sinistre de Louis avait été occulté par son penchant naturel à ne voir que le côté positif des choses. Elle ne s’était jamais arrêtée auparavant à essayer de comprendre pourquoi l’austère prestance de son fiancé l’avait effrayée parfois.
— C’est… d’être votre épouse et de vous rendre heureux, dit-elle d’une petite voix.
Il laissa un silence lourd s’immiscer entre eux à dessein, puis demanda :
— En êtes-vous certaine ?
Elle acquiesça faiblement. Comment se faisait-il que la seule présence de cet homme faisait s’effriter une à une toutes les belles certitudes du père Lionel ?
— Vous n’êtes pas… comme cela, dit-elle. Je sais qu’il peut encore exister pour vous un avenir différent.
— Il en a existé un. J’allais être boulanger. Le sort en a décidé autrement.
— Je parle de maintenant, dit Jehanne en secouant la tête.
— Que voulez-vous dire, exactement ?
— Il est encore temps pour vous de devenir autre chose, d’exercer un vrai métier qui n’inspire ni dégoût ni crainte.
— Vraiment ? Très bien. Dites-moi vite ce que je dois faire, dit Louis d’un ton sarcastique.
— En reprenant votre vraie profession. Vous êtes boulanger, c’est vrai. Mais oui, j’aurais dû m’en douter bien avant. Le four. Le moulin. Votre pain qui est le meilleur que j’aie jamais mangé. Nous faisons de bonnes récoltes, faites-en du pain.
— Personne ne m’achètera de pain, fût-il le meilleur au monde. Vous savez cela aussi bien que moi.
Jehanne dit, avec ferveur :
— Alors partons. Allons-nous-en vivre à un endroit où nul ne sait qui vous êtes et recommençons à neuf.
— Figurez-vous que j’ai déjà eu cette idée il y a longtemps.
— Qu’est-ce qui vous a empêché de partir ?
— J’ai mes raisons et aucune envie d’en discuter.
— C’est donc que vous ne voulez pas ? Cela signifie que vous aimez tuer ?
— Ne soyez pas ridicule.
— Je tenais seulement à vous aider.
« Ou plutôt à mettre le nez dans mes affaires », songea-t-il. Louis n’avait aucune envie de lui avouer que désormais trop de fables circulaient par tout le royaume à son sujet et que, en conséquence, il allait lui être difficile, voire impossible d’aller incognito. Il dit :
— Ne vous en souciez pas. C’est comme ça et nul n’y peut rien. Louis se sentait perturbé par cet échange de confidences. Il avait la désagréable impression d’en avoir trop dit.
— À présent que vous connaissez mon métier, prenez soin d’y réfléchir
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