Le mariage de la licorne
pareil.
— Pour ses parents, ça l’était. Je n’étais pas celui qu’ils souhaitaient pour leur fille. C’est du pareil au même. Et pour eux aussi, ça allait trop vite. Les saisons ont dû leur voler autour de la tête. Ah, constamment, les choses changent autour de nous. Notre vie entière est composée de changements. Pourtant, nous ne nous y habituons jamais. Peux-tu me dire une chose, Margot ? Pourquoi tant de radis ?
— Maître Baillehache vient souper ce soir. Il raffole de cela et c’est sûrement la dernière fois que nous pourrons en manger cette année.
— Il a bien raison de les apprécier. Quoi de plus réjouissant à voir sur une table que ces petits excentriques blancs et piquants dans leur habit coloré ?
Louis se manifesta au moment où Margot avait résolu de ne plus l’attendre. Tout le monde était déjà attablé. Il boitait légèrement en prenant appui sur sa canne et, presque entièrement dissimulé par son haut col, un bandage rigide lui protégeait le cou.
— Seigneur Jésus, s’exclama Margot qui, comme tous les autres à l’exception du père Lionel, le revoyait pour la première fois depuis sa chute.
— Une foulure et un mal de gorge. Ce n’est rien de grave, dit-il d’une voix enrouée, et il claudiqua jusqu’à sa place.
Sam était le seul à ne pas le dévisager. Louis sembla s’en rendre compte. Une fois assis, il se cala les reins contre le dossier de sa chaise. Ses yeux retinrent un éclair tandis qu’il dit à Jehanne, tout en paraissant s’adresser davantage au père Lionel :
— C’est un accident. Je m’en allais vous voir et je suis mal tombé. Personne n’osa parler et Sam ne sut plus où regarder.
L’attention du religieux s’était portée vers l’adolescent qui s’était trahi si facilement en affichant son air coupable. Le père Lionel dit :
— Nous savons cela, mon fils. Ou plutôt je l’ai su, puisque c’est moi que vous êtes venu trouver en premier. J’ai donc pris sur moi d’en informer tout le monde. Une chute de cheval, c’est bien cela ?
— Oui.
— Voilà qui est consternant.
Sam, qui se savait démasqué, adressa à Louis un sourire angélique, persistant. « Merci de prendre ma défense, crétin », songea-t-il. Les prunelles sombres, glaciales de Louis se posèrent sur lui précisément à ce moment-là, comme si quelque sortilège lui avait permis de lire dans ses pensées. Le jeune homme réprima un frisson.
— Et j’ose espérer que vous vous portez mieux ? demandait le moine sans cesser de surveiller Sam à la dérobée.
— Oui, oui, ça va, répondit Louis, qui songea : « Il aurait mieux valu que je n’aie pas du tout de voix pour ne pas être obligé de parler. »
Le père dit les grâces. Jehanne pria avec une ferveur inaccoutumée. Une fois la prière terminée, elle dit :
— Quel bonheur de vous revoir tous. Voilà qui me donne l’envie de prolonger ce repas, même une fois que la faim sera satisfaite.
Louis ne cessait de scruter Sam. Lionel répondit :
— Excellent hors-d’œuvre verbal, ma fille. J’ai une prédilection pour ces tout petits plats qui nous laissent toujours avec l’envie d’en redemander. Pourrais-je avoir du pain, je vous prie ?
Après y avoir tracé une croix rituelle, Louis rompit une miche et lui en tendit un morceau, après quoi il se servit. Margot éprouva une grande satisfaction à le voir garnir son tranchoir avec tout ce qu’elle avait mis sur la table.
Jehanne dit tout bas au père Lionel :
— Que n’ai-je le bonheur de vivre à la cour de la reine Aliénor (134) et d’avoir le droit d’être aimée de trois hommes…
— Je ne te reproche pas ce souhait, ma fille, dit Lionel. Il n’est pas aussi scandaleux qu’il en a l’air. Il dit tout haut, à l’intention de tous :
— L’époque florissante de l’amour courtois et du chevaleresque est révolue. Des cathédrales sont laissées en plan. Certaines le seront pour des années à venir et peut-être bien pour toujours. C’est que nous ne comprenons plus. Nous n’avons rien trouvé pour remplacer ce que nous avons perdu.
— Ça, c’est vrai. Ah, c’était le bon temps. On pourra dire que j’en aurai connu la fin, dit Margot, habituée aux conversations philosophiques qui étaient souvent entreprises sans préambule.
— Non, je ne suis pas prêt à dire que c’était le bon temps. La crise actuelle a trop tendance à nous faire idéaliser le passé.
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