Le mariage de la licorne
Or, c’est une erreur. On se complaît dans l’idée qu’il n’y a plus de grands hommes aujourd’hui. Que l’avenir, s’il y en a un, sera encore pire. Et si, pour une fois, on s’accordait le droit d’espérer mieux ?
Ils prêtèrent volontiers l’oreille, trop heureux de la diversion, car la tension entre Louis et Sam était tangible. Lionel s’expliqua :
— Nos parents ne voudraient pas vivre à notre place à nous, les jeunes de cette génération.
Sans s’en rendre compte, il s’identifiait à celle de Jehanne.
— Ils craignent notre ère perturbée et sans doute ont-ils raison. Mais pourquoi leur méfiance les empêche-t-elle de s’attarder aussi sur nos bonheurs ? Peut-être connaissent-ils mal notre époque ? Ne voient-ils que sa désillusion, sa résignation aux horreurs qui, certes, ont pris des proportions angoissantes ?
Oublieux du repas à cause d’un autre type de jubilation gourmande due à la discussion, il continua :
— Mais ne parlons plus de cela. Il nous faut autre chose dans les cathédrales pour que les générations futures se souviennent de nous. Je parle de menus détails. De ceux que chacun peut collectionner à tout moment de sa vie et qui deviennent précieux sans retard. Ces petits détails sont hors du temps, car nos aïeux ont très bien pu avoir les mêmes. Notre descendance trouvera peut-être dans un tiroir la même vieille broche de nacre égarée, l’odeur sucrée d’une tarte encore chaude que l’on vient de poser sur le rebord de la fenêtre, un brin de muguet dans les cheveux et l’odeur de la terre après une douce pluie d’été. Car les temps changent, mais non les hommes. Je trouve inadmissible que l’on ne cherche pas à immortaliser ces choses-là plutôt que la mort.
— C’est bien dit, mon père, dit Jehanne. Vous me donnez envie de créer quelque chose d’immortel avec mes souvenirs. Mais je n’ai vraiment aucune idée de la façon dont je pourrais m’y prendre.
— Laisse-moi faire ton portrait, lui proposa Sam. Louis croqua un radis un peu fort qui le fit éternuer.
— À vos souhaits, lui dit Lionel.
— Merci, répondit Louis de sa voix éraillée.
Il but du vin à petites gorgées à cause du pansement qui nuisait un peu à sa déglutition. Le moine l’observa attentivement et dit :
— Une chose m’intrigue quand même, à propos de votre accident, maître. A-t-on jamais entendu dire qu’une chute de cheval puisse entraîner une extinction de voix ?
Les radis étaient décidément forts ce soir-là, car Sam s’étouffa. Blandine se leva et dit, d’une voix qui sonnait faux :
— Eh bien, je crois qu’une bonne tisane chaude au miel et au citron s’impose.
Lionel demanda :
— Pourrais-je en bénéficier aussi, douce abeille sucrée ? Je crains d’avoir égaré ma vitalité quelque part dans l’évier plein de vaisselle.
Une fois le repas terminé, chacun s’en alla vaquer à ses occupations dans la cuisine ou dans la cour. Sam s’attarda afin de pouvoir retourner dans la pièce à vivre et dire un mot à Jehanne. Elle était restée assise seule à table. Il s’appuya contre le mur.
— Où sont passées les fleurs, Jehanne ? demanda-t-il.
— Quelles fleurs ?
— Celles de Baillehache. Je ne les vois pas.
— Oh ! Il a rapporté des fleurs ? Je l’ignorais.
— Il n’en a pas rapporté, mie. Il ne t’a jamais donné de fleurs.
Là-dessus, il jeta une fleurette séchée devant elle. Au même instant, Louis entra dans la pièce. Visiblement déçu de se faire interrompre si tôt, Sam dit :
— Ah, vous êtes encore là, vous ? Vous avez certes une sale mine, mais c’est quand même autre chose qu’une cheville que j’aurais dû vous tordre.
L’adolescent se baissa à temps : la dague de Louis se ficha dans le mur avec un bruit sec, à la hauteur de sa gorge.
Jehanne cria et tout le monde vint à sa rescousse. Louis leva les mains en signe d’apaisement et dit :
— Du calme, du calme, tout va bien. Je n’ai fait que lui servir une sommation méritée.
Il ajouta, à l’adresse de Lionel :
— Parce que ça commence à bien faire.
Il prit Jehanne par le bras et l’entraîna dehors sans lui demander son avis.
— Va te faire voir, vieux corbeau, grogna Sam en lui faisant dans le dos un geste obscène.
Le vent étouffait ses cris et la pluie, ses larmes. Il n’avait plu que le temps de simuler une ondée estivale. À présent, la lanterne
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