Le mariage de la licorne
désagréments et pourront te rapporter davantage de bénéfices.
— Voilà qui n’est pas bête. Je n’ai jamais songé à employer une domestique, le besoin ne s’en étant pas fait spécialement sentir. Mais vu comme ça…
— Tu vois, il ne s’agit même pas d’un vrai remboursement, puisque je te rends un autre service.
Louis versa deux gobelets de vin et lui en offrit un. Elle but et lui fit un clin d’œil.
— Vous avez vraiment l’âme d’un patron, vous ! J’y réfléchirai. Puis-je la rencontrer ?
— Mais, bien entendu !
Louis se leva et sortit dans la cour arrière pour appeler :
— Desdémone ! Viens ici.
La servante se présenta à lui. Il l’examina de haut en bas et arracha le bouton de rose qu’elle avait accroché à son corsage. Elle se laissa faire en se mordant les lèvres.
— Entre, dit-il.
Il la suivit de près pour refermer la porte derrière eux. Il dit à Bertine :
— Plus tout à fait jeune, mais elle est vaillante et elle a du métier.
— En effet, ça se voit par son maintien, dit Bertine.
Il tira sur le col de sa robe grise que serrait à la taille un cordonnet de cuir afin d’exposer son épaule marquée d’une fleur de lys. Il avait lui-même fustigé Desdémone, comme les bourreaux étaient tenus de le faire ; il avait eu comme d’habitude à fournir les fers, le brasero* avec son combustible, la pelle, les tenailles, le soufflet et l’onguent à partir de ses ressources personnelles.
Il précisa, à l’adresse de Bertine :
— Seulement, montre-toi prudente : ne l’écoute jamais. Ça n’en vaut pas la peine. Elle est aussi menteuse qu’une girouette brisée. Sa seule raison d’exister est le travail.
— Compris.
— On me l’a offerte comme servante. Si tu ne la prends pas, je lui couperai la main et je la flanquerai à la porte. Car elle m’a spolié. Je suis seul ici et j’entends rester ainsi.
Cette demeure était son seul refuge.
Ainsi, Desdémone entreprit-elle de longues années de service en maison close. Avant de prendre congé de son ancien patron, elle lui susurra :
— Puisque ni moi ni la d’Harcourt n’avons pu t’avoir, personne d’autre ne t’aura. J’y veillerai, sois-en sûr.
Louis lui répondit :
— Le vent tourne, girouette, et, comme d’habitude, tu ne le suis jamais. Charles de Navarre m’a écrit.
Il sortit de sa poche un document plié et le secoua doucement devant les yeux de la servante.
— Pour me récompenser de ma loyauté, le roi s’est fait conseiller d’employer son droit de chambellage à me donner en mariage à une pauvre fille noble.
Un demi-sourire sardonique aux lèvres, le bourreau avait regardé les deux femmes filer en douce et refermer derrière elles la grille de fer qui protégeait son petit univers clos.
Il avait repensé à la visite qu’il avait dû rendre au roi afin de lui témoigner sa reconnaissance pour le présent qui lui était fait. La brève cérémonie – véritable parodie de l’antique hommage féodal visant à frapper l’imagination des témoins présents, gens du commun et, Charles l’espérait, celle de l’humble roturier que Louis était – s’était déroulée dans le tinel* de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Louis avait dû s’agenouiller devant le roi pour lui baiser les pieds. Après quoi il lui avait tendu les mains et lui avait récité :
— Je vous jure fidélité, aide et conseil. Vous m’assurez de quoi vivre.
Le roi l’avait courtoisement aidé à se relever et avait répondu :
— J’accepte. Je m’engage à te défendre, toi et tes futurs biens, mais tu travailleras pour moi et tu seras en mon pouvoir.
Charles lui avait remis la poignée de terre symbolique qui scellait ce contrat verbal et le lien de vassalité. Sans l’avoir à proprement parler anobli, le roi avait conféré à Louis certains pouvoirs qui dépassaient ceux d’un simple métayer ou vavasseur*. C’étaient presque ceux d’un seigneur qui, certes, allait régner sur un très petit domaine (27) . Les seules conditions imposées étaient qu’il accepte de prendre pour épouse l’héritière de ce domaine et qu’il contribue à la revitalisation des terres environnantes grâce à l’aide qui allait lui être fournie.
— Nous savons tous que Dieu a établi trois classes, chacune remplissant la tâche qui lui est naturellement dévolue pour le bien de l’ensemble : le clerc prie pour le salut de nos âmes, le chevalier
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