Le mariage de la licorne
tracés, il s’apprêtait à les joncher de cendres afin d’éviter les chutes.
Alors qu’il battait en retraite, Sam fonça tête baissée dans les jambes de Louis qui, pelle à la main, venait juste de ressortir.
— Hé ! l’Escot*, tu as peur de nous ? Tu vas te jeter dans les bras de ton maître ?
Sam rajusta son bonnet tout de travers couvert de neige et grogna :
— Je m’en vais vous montrer, moi, si j’ai peur.
Les gamins s’égaillèrent en criant sous l’avancée de Sam qui, fier comme un paon, ne remarquait pas qu’ils fuyaient à cause de Louis dont l’ombre s’étendit et précéda un déversement de cendres.
— Hé ! là, attention ! dit le garçon qui trébucha dans une congère avant de déguerpir.
Cela n’avait pas échappé à quelqu’un qui avait tout vu depuis la fenêtre ouverte de la cuisine.
— Il y a un différend entre Louis et Sam, n’est-ce pas, ma fille ? demanda Lionel à Margot.
La gouvernante posa ses mains graisseuses de chaque côté de son évier plein de vaisselle et soupira.
— Vous devinez tout, vous, hein, mon père ? On n’a guère besoin de vous en dire beaucoup.
Depuis quelques jours à peine que le moine était arrivé, il avait déjà su se rendre indispensable aux gens de la maison, à un point tel que ces derniers se demandaient comment ils avaient pu faire pour supporter leur existence jusque-là. Lionel semblait avoir tout allégé par l’effet de sa seule présence. Cet homme, qui pouvait tout aussi bien avoir trente-cinq ans que cinquante, n’avait en réalité pas d’âge. Ce qui frappait de prime abord chez lui, c’étaient ses yeux : ils savaient exprimer l’inexprimable. Son regard était celui d’un survivant, d’un survivant qui avait appris que la mort n’est pas la pire des choses. Aedan en avait dit :
— On dirait un mage vaincu aux paroles d’or. Il m’inspire un étrange respect.
Le soir même de son arrivée, Lionel s’était fait demander par le vieil Écossais :
— Êtes-vous une sorte de druide, ou quoi ?
— En voilà une question intéressante, mais que signifie-t-elle ?
— Je ne sais pas, moi. Est-ce que vous traînez… supposons, des philtres magiques dans votre besace ?
— Oh, loin de là. Il y a là-dedans tout ce que je possède.
Et, hormis quelques objets de première nécessité, le moine avait extrait de sa besace des objets du culte et quelques précieux livres offerts par son ami Nicolas Flamel.
Tout le monde avait remarqué comment des mots ordinaires sortaient de sa bouche enrichis, plaisants à l’oreille. Cet homme-là était fait pour être écouté.
Margot poursuivit :
— Oui, mon père, vous avez vu juste. Il y a bien une inimitié entre eux, mais je ne peux me l’expliquer. Le maître ne nous parle guère. Vous êtes bien bon d’être venu vous occuper de nous. Cela ne doit pas être facile.
— J’ai été désigné pour cette tâche. Le Seigneur doit pour cela avoir ses raisons. Un aumônier s’en va pendant de longues périodes ; il vit parmi les plus démunis et partage leur misère (39) . Mais il partage aussi leurs joies…
–… qui, hélas, se font plutôt rares par ici.
— J’étais quasiment seul et ma vie s’est soudain peuplée. C’est là pour moi une joie suffisante.
La gouvernante sourit au moine et se fit intérieurement la promesse qu’elle allait concocter pour lui une bonne sauce aillée. Il n’y avait rien de tel pour redonner des forces à une personne âgée ou affaiblie s’apprêtant à affronter un hiver rigoureux. Tous y trouveraient leur profit, puisque cette sauce accompagnait aussi bien le poisson que les viandes fortes telles que le gibier qu’ils consommaient en quantité. Elle mit donc au four des têtes d’ail non épluchées, soigneusement enveloppées. Très vite, la cuisine embauma. Elle émietta dans une terrine du pain bis qu’elle arrosa de bouillon chaud. L’ail cuit fut mélangé au pain imbibé et Margot en fit une sorte de potage moelleux avec le reste du bouillon, du sel et d’un peu de précieuses épices – gingembre, cannelle et clou de girofle – rapportées en faibles quantités de Caen.
Les habitants du manoir avaient, par la force des choses, repris l’habitude d’entendre le bénédicité avant chaque repas. Au père Lionel incombait la récitation de la prière. Tout le monde baissait alors dévotement la tête.
Ce soir-là, au souper, un panier de pains plats
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