Le mariage de la licorne
temps.
— Tu n’es pas encore consciente de l’immense privilège qui t’est offert de t’instruire, mon enfant. Ton cas en est un d’exception. Normalement, ce serait à ton promis que je devrais enseigner, car seuls les hommes ont accès à toutes ces connaissances.
Il désigna les quelques précieux manuels qui étaient disséminés un peu partout à travers sa chambre. Lionel était de son temps. On lui avait inculqué, comme à tous les clercs, l’idée que la femme était inférieure à l’homme et marquée par le péché originel. Certains affirmaient même qu’elle n’avait pas d’âme. Mais cela, Lionel n’arrivait pas à s’en persuader. Comment Dieu, dans Son infinie sagesse, aurait-Il pu songer à concevoir une créature aussi vile pour coexister avec l’homme qui, déjà, avait suffisamment d’ennuis à combattre Satan ? Non, décidément, cette doctrine qui condamnait la moitié de l’humanité et faisait d’elle une chose bancale, vouée à la géhenne, était une aberration. Mais l’humble moine se gardait bien d’exprimer tout haut son avis là-dessus. Il se contentait d’agir dans le sens qu’il croyait le bon et d’évaluer par lui-même les résultats de son expérience. Il avait conclu que le mieux à faire, quel que fût le sexe de l’individu, était de transcender par l’amour cet état d’infériorité qui trop souvent faisait de l’être humain une bête. Après tout, ce n’était là rien de plus que ce que Jésus était venu enseigner au monde.
Une boule de neige fila à travers la chambre comme une comète suivie d’une queue de neige folle et s’écrasa sur le mur, manquant de justesse le moine qui s’était penché à temps. Jehanne bondit en direction de la fenêtre et vit Sam qui pétrissait déjà une seconde boule de neige et s’apprêtait à la lancer.
— Non, Sam ! Arrête, tu as failli frapper le père Lionel ! s’écria la fillette qui avait envie de rire rien qu’à voir l’air éberlué du moine.
— Quoi ? Tu n’es pas seule là-haut ? cria Sam.
Pour toute réponse, le garçon reçut en pleine figure les vestiges fondants de son premier projectile.
— Non, dit Lionel, qui avait remplacé Jehanne à la fenêtre. Il s’essuyait les mains et souriait au gamin, qui bredouilla :
— Oh… je suis navré.
— Ce n’est rien, voyons. Mais un bon professeur doit savoir reconnaître le moment de s’avouer vaincu.
Lionel se retourna vers son élève.
— Allez, va, ma fille. Va-t’en t’amuser un brin. Ça suffit pour aujourd’hui.
— Merci, mon père !
Elle lui étreignit les jambes avant de filer au rez-de-chaussée. Une fois seul, le bénédictin sourit à la tablette de cire sur laquelle la phrase inachevée demeurait bouche bée. Il se trouvait fort satisfait d’être en position d’assouplir certaines règles de son ordre en toute impunité et il eut un peu honte de constater que la première qui avait sauté, c’était celle qui interdisait les contacts physiques.
Au village, le premier signe de vie à réapparaître dans les venelles fut une marmaille ravie, qui immédiatement alla s’éparpiller en poussant force cris de joie. C’était aussi le cas au manoir. Un garçon dégingandé étreignit une fillette. Il la souleva et la précipita dans la neige. Un rire frais, cristallin, s’éleva de la petite forme effondrée qui en redemanda. À ce moment, un autre garçon se montra dans l’allée, courant et trébuchant dans la neige molle. Un troisième gamin suivait les traces de celui qui le précédait et, naturellement, il parvint à le rejoindre avec plus d’aisance. Ils roulèrent ensemble dans un joyeux tintamarre, s’assenant mutuellement de faux coups de poing et de pied qui faisaient voler des gerbes de neige autour d’eux. Le garçon dégingandé les aperçut et façonna une grosse boule de neige qui alla s’écraser dans le dos de l’un des chamailleurs. Cette attaque ne tarda pas à recevoir sa riposte : une pluie de boules de neige dures s’abattit sur l’Escot*. Même Jehanne se mit de la partie. Mais la boule qu’elle lança partit dans la direction opposée à celle de sa cible et fit tomber sa propriétaire trop hilare.
De son côté, après avoir vaguement pelleté, Louis avait versé sur ses chemins ébauchés autour de la maison et des dépendances des bassinées d’eau chaude ; deux seaux de cendres étaient plantés dans la petite congère. Une fois les chemins
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