Le mariage de la licorne
ressemblaient trop à celles de Baillehache. Mais, de ses longues années de mutisme, Lionel avait conservé l’habitude de ne jamais parler très fort, pas même aux prêches. Son débit demeurait un peu saccadé, ce qui communiquait à ses paroles un air de timidité qui n’y était probablement pas. Néanmoins, lorsqu’il parlait, on eût dit qu’il était toujours pressé de se taire afin que ses paroles pussent continuer à vivre sans lui.
— Mais, mon père, il n’y avait pas de danger puisque le maître est venu, protesta mollement Jehanne.
Elle se confiait volontiers aux mains sécurisantes de Margot qui l’avait assise sur le plan de travail pour entreprendre de la débarbouiller. Son esprit flottait dans un monde rendu cotonneux par tant d’émotions et de fatigue, mêlées au bonheur de retrouver enfin la chaude quiétude et la chaleur de la maison. Sam dit :
— On n’est pas allés loin, je le jure.
— Ne jure pas, petit mécréant, ronchonna Margot.
Lionel renchérit :
— Tout cela est loin d’être clair. Puisque vous y êtes allés ensemble, comment se fait-il que notre chère petite se soit égarée ? Tu me parais un bien piètre ange gardien.
— Les copains et moi, nous avons dû marcher trop vite et, quand nous nous sommes retournés, nous avons vu qu’elle n’était plus là. Nous nous sommes mis à la chercher partout jusqu’à ce qu’il fasse trop noir.
Louis fit un pas en avant et dit au garçon d’écurie :
— Il n’est plus question de quitter le domaine. C’est bon pour toi aussi. Arrangez-vous pour toujours rester en vue. Si elle venait à avoir un accident et que j’aie quelque raison de te soupçonner, tu aurais affaire à moi. C’est bien compris ?
Jehanne voulut intervenir :
— Maître, c’était ma faute.
— Demoiselle, permettez. C’est à lui que je m’adresse. Alors ?
— Ça va, j’ai compris, dit Sam en baissant ses yeux émeraude sur sa paire de pieds sales.
Il était incapable de soutenir sans vaciller le regard trop insistant de Baillehache. Margot minaudait :
— Si c’est pas malheureux. Toujours prête à se porter à la défense de ceux qu’elle aime, même si c’est à son détriment. Je vous le dis, cette enfant n’a pas de malice. Elle est d’une autre nature que nous autres. Le démon a dû l’oublier quand il a barbouillé le monde avec le péché originel.
Louis dit à Sam :
— De toute façon, tu n’auras plus guère le temps de faire des bêtises. Nous allons nous mettre au travail dès demain. L’Escot*, tu descendras avec moi au village.
Aedan hocha la tête en signe d’approbation, satisfait de constater que le premier souci de Louis était pour ses gens. Décidément, ce bonhomme avait le cœur à la bonne place.
Plus tard cette nuit-là, peu avant matines*, Lionel remua sur sa couche. Comme d’habitude, son sommeil avait été de courte durée. Une fois réveillé, il ne se rendormait jamais. Il se tourna sur le dos et fixa le plafond de sa chambrette sans le voir. Un gros chat, lové au pied du lit, s’étira et vint lui ronronner une confidence. Lionel se demanda comment le félin avait bien pu faire pour se trouver là. Tout en flattant distraitement le dos arrondi de la petite bête, le moine se prit à réfléchir sur l’incident de la veille.
La façon d’être de Louis lui revenait sans cesse. Il n’éprouvait à son égard ni aversion ni peur. Mais s’insinuait chaque jour davantage en lui une sorte de malaise, un sentiment qu’il désignait ainsi faute de trouver un autre nom à ce qu’il ressentait. Louis était si distant, son comportement était tellement surveillé. Il n’avait jamais vu nulle part ailleurs une telle maîtrise de soi. Mais dans quel but affichait-il à l’égard de tout une telle impassibilité ? « C’est lui-même qui est parti à la recherche de Jehanne. Il n’a envoyé personne d’autre à sa place. Il aurait pu. Et j’ai la certitude qu’il ne serait pas revenu sans elle », se dit-il. Sans savoir pourquoi, il avait l’impression que Louis eût pu disparaître dans la forêt pour ne jamais revenir. Pour s’échapper, peut-être. « Allons donc, quelle idée ridicule. Pourquoi voudrait-il fuir cette occasion inouïe qui lui est offerte ? » Non, tout cela n’était pas survenu pour rien. Et cette impression qui subsistait. Il y avait là un indice, il en était persuadé. Mais il n’arrivait pas à saisir lequel.
Le matou
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