Le mariage de la licorne
bonne nuit, mon fils. À partir de maintenant, vous pouvez apprendre quelque chose de neuf. Vous pouvez déjà percevoir votre vulnérabilité et celle des autres ; maintenant, apprenez à percevoir aussi la dignité infinie que recèle notre humble condition humaine.
Louis refusa d’admettre que cette phrase l’avait privé de sommeil. Il mit son cauchemar sur le compte de la bonne chère. Il redescendit au rez-de-chaussée, dans la grande pièce silencieuse où palpitaient les dernières braises de l’âtre.
Ce fut là que Jehanne le retrouva une heure plus tard, endormi, assis tout de travers dans son grand fauteuil. L’enfant grimpa sur ses genoux et se pelotonna contre lui. Elle le sentit remuer légèrement alors qu’il se réveillait. Il se tendit sous elle comme un grand chat nerveux. Cela était devenu si familier à la fillette qu’elle n’y prêtait plus attention. Louis avait simplement sa façon à lui de réagir au toucher. Jehanne joua un instant avec ses grandes mains, puis colla l’oreille contre sa poitrine. Elle put entendre la vibration de ses muscles et de ses nerfs. Elle dit tout doucement, en posant la main sur le sein gauche de son fiancé :
— Ce n’est pas vrai que vous êtes sans cœur. Moi, je l’entends, votre cœur.
Deuxième partie
1360-1364
Chapitre VI
Responsa mortifera
(Réponse mortelle)
Hiscoutine, début avril 1360
L’hiver qui s’était éternisé avait enfin consenti à battre en retraite avec sa glace larmoyante, laissant derrière lui dans un ciel grisâtre, empli de promesses opalescentes, de grandes brises tièdes fleurant bon la mer et des bourgeons vernissés tout prêts à éclore. Le tiède avril caressait tendrement les blancheurs fatiguées de la neige qui se retirait peu à peu, laissant s’étendre çà et là, parmi landes, genêtières et forêts aux conifères de sinople*, de larges plaques brunes et détrempées. L’air se chargeait d’odeurs fluides et de quelques chants d’oiseaux encore intimidés.
En l’espace de quelques jours, la cour du domaine devint si boueuse que l’on s’abstint d’y conduire les bêtes. L’impressionnant Tonnerre s’y fût enfoncé jusqu’aux genoux. Il demeura donc à l’écurie et dut prendre son mal en patience.
Les grésillins, ces longs glaçons pointus qui festonnaient le bord des toits, se mirent à fondre. Les plus petits furent les premiers à tomber. Ébréchés par le soleil, ils hérissaient la terre spongieuse qui bordait la maison. Les corniches édentées attirèrent un groupe de garçons excités dont ils devinrent la proie en un bel après-midi. Ils se mirent à cogner du poing sur les grésillins plus résistants qui, eux, s’obstinaient à ne pas se planter à leurs pieds. Ils s’en firent des épées et partirent en quête du Graal parmi les sentiers qui fourmillaient à l’orée du bois.
D’insignifiants ruisselets s’étaient en une journée transformés en véritables terrains d’aventure. Si le groupe de chevaliers était fort convaincant, il avait sans s’en rendre compte tôt fait de semer en chemin une jolie pucelle nommée Viviane. Un aimable ruisseau saisonnier la prit en charge et ce fut en sa compagnie qu’elle dévala la pente en chantant. Le cours d’eau était certes réduit, mais un généreux apport liquide provenant de la fonte des neiges sur la colline le nourrissait et lui communiquait une fougue attirante. Jehanne en fut fascinée à un point tel qu’elle en oublia d’être Viviane et de rejoindre les preux dont le groupe s’était considérablement éloigné. Les voix de Sire Lancelot, de Perceval, de Galahaad et des autres furent soufflées par l’haleine de la colline. Jehanne ne s’aperçut de rien. Le ruisseau pailleté de gemmes ricanait, frivole. Il lui racontait toutes sortes d’histoires amusantes, tant et si bien que le soleil se coucha sans que les chevaliers fussent revenus avec leur Graal, en l’occurrence, une belle coupe d’étain subtilisée à Blandine. Leurs épées avaient fondu et, depuis un bon moment déjà, leur quête était devenue tout autre.
Jehanne ralentit et se pencha pour boire. Le ruisseau allait se perdre dans un étang inconnu d’elle, parmi un lacis de petits aulnes et de roseaux ployés. Elle sursauta : un halbran* s’envola en rasant l’eau grise de ses palmes et s’éleva, le cou tendu.
Elle écouta le bruit du vent dans les branches nues. Il n’avait plus le même son. De plus, il refusait
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