Le médecin d'Ispahan
ce qu'il fallait faire, mais lui non. Il passa des heures à la
maison de la Sagesse où Yussuf ul-Gamal, le vénérable bibliothécaire, offrit de
l'aider en cherchant les écrits des anciens qui avaient ouvert un ventre
d'homme avant l'interdiction. Al-Juzjani, consulté en l'absence d'Ibn Sina,
avait éludé la question avec impatience : on mourait souvent de cette
maladie, mais parfois la douleur cessait et l'on renvoyait le patient chez lui.
Elle disparut aussi chez Qasim au bout de quelques jours, mais Rob ne voulait
pas le laisser partir.
« Où
iras-tu ?
– Je trouverai
une caravane, hakim, c'est un foyer pour moi.
– Tous ceux
qui viennent ici ne repartent pas, quelques-uns meurent, tu le sais ?
– Tous les
hommes doivent mourir un jour, dit Qasim sérieusement.
– Laver les
morts et les préparer pour l'inhumation, c'est servir Allah. Pourrais-tu t'en
charger ?
– Oui, hakim.
Allah, qui m'a conduit ici, veut sans doute que j'y reste. »
Il y avait une
petite pièce près des deux salles qui servaient de morgue. Ils la nettoyèrent
ensemble et Qasim s'y installa.
« Tu
prendras tes repas ici quand les malades seront nourris et tu pourras aller aux
bains du maristan. »
Avec une
paillasse, une lampe d'argile et son tapis de prière, le vieux déclara que
c'était le plus beau foyer qu'il ait jamais eu.
Deux semaines
passèrent avant que Rob trouve le temps de retourner à la maison de la Sagesse.
Il apportait en cadeau un panier de dattes du désert ; les marchands
proposaient de superbes pistaches, mais le vieux bibliothécaire n'avait plus
assez de dents pour les mâcher. Ils s'assirent dans la salle déserte à cette
heure tardive.
« Je suis
remonté dans le temps, dit Yussuf, jusqu'à l'Antiquité. L'interdiction d'ouvrir
les morts existait même chez les Egyptiens, pourtant célèbres embaumeurs.
– Comment
pouvaient-ils préparer les momies ?
– C'étaient
des hypocrites. Ils faisaient endosser le péché par les paraschites méprisés, payés pour pratiquer l'incision interdite, au risque d'être lapidés.
– Ont-ils
étudié les organes qu'ils retiraient ? Laissé des observations
écrites ?
– En cinq
mille ans, ils ont dû éventrer des millions d'êtres humains morts de toutes
sortes de maladies, mais rien ne prouve qu'ils aient examiné les viscères avant
de les jeter ou de les enfermer dans des vases d'argile ou d'albâtre. Chez les
Grecs, c'était différent. Neuf cents ans avant la naissance de Mahomet,
Alexandre le Grand conquit le monde antique et créa la ville qui porte son nom,
entre la Méditerranée et le lac Maréotis. Après lui, le roi Ptolémée II dota
Alexandrie d'une grande bibliothèque, d'un musée et de la première université
du monde ; son école de médecine attirait les meilleurs étudiants de tous
les pays et, pendant trois cents ans, on étudia l'anatomie en pratiquant la
dissection.
– On peut donc
lire leurs descriptions des affections internes ?
– Non, car
tout a disparu quand les légions de César ont saccagé la ville. Seul Celsus,
rassemblant le peu qui restait dans son ouvrage, De re medicina , y
consacre quelques lignes, que tu connais, à cette " maladie du gros
intestin ".
– Comment
expliques-tu qu'on doive aux Grecs ce bref moment de l'Histoire où les médecins
ont pu ouvrir les corps ?
– Ils
n'avaient pas un Dieu unique et tout-puissant pour leur interdire de profaner
sa création ; mais des dieux et des déesses faibles, débauchés et
querelleurs. »
Yussuf cracha dans
sa paume ses noyaux de dattes et sourit avec indulgence.
« Ils
pouvaient bien disséquer, hakim. Ce n'étaient que des barbares, après
tout. »
67. DEUX NOUVEAUX VENUS
Mary ne pouvait plus monter à cheval car sa grossesse était très avancée, mais elle
faisait ses courses à pied, en conduisant l'âne sur lequel elle installait le
petit Rob J. avec ses achats. Au marché arménien, Prisca était toujours
heureuse de partager avec eux un sherbet et du pain chaud, mais ce matin-là
elle était particulièrement volubile et Mary, qui trouvait décidément le persan
bien difficile, ne comprit que quelques mots : « Etranger... Venu de
loin. Comme le hakim. Même que toi. »
Le soir, elle
raconta l'incident à Rob, qui avait lui aussi appris au maristan qu'un Européen
était arrivé à Ispahan.
« De quel
pays ? demanda Mary.
–
D'Angleterre. C'est un marchand. »
Mary rougit,
ses yeux brillèrent et elle
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