Le médecin d'Ispahan
vit quelque chose d'horrible, sur le sol souillé de sang, près d'une forme
vêtue de noir. Mais les mullahs seraient déçus : Karim ne voyait plus
rien.
Le bourreau
était un homme trapu aux gros bras et au regard indifférent. L'argent d'Ibn
Sina avait payé sa force, sa dextérité et la plus fine de ses lames. Il frappa
droit au cœur et la mort fut instantanée. Rob n'entendit qu'un long soupir,
comme un regret.
Il fît porter
au cimetière, hors des murs de la ville, les corps de Karim et de Despina, et
paya généreusement pour qu'on dît des prières sur leurs tombes. Quand tout fut
fini, il but ce qui restait dans la cruche et laissa le cheval brun le ramener
sans le guider. En passant devant le palais, dont les oriflammes multicolores
flottaient sous la brise, avec ses sentinelles dont les armes étincelaient au
soleil, il se rappela la voix d'Ala : « Nous sommes quatre
amis... »
Brandissant le
poing, il cria :
« Traître ! »
Sa voix roula
jusqu'aux remparts et aux gardes médusés, qui regardaient le poing levé, la
cruche de vin, les rênes lâches.
« Qui
est-ce ? demanda l'officier de garde à l'un des soldats.
– Je crois que
c'est le hakim Jesse, le dhimmi. »
L'officier
savait que cet homme, après la campagne indienne, était resté en arrière pour
soigner les blessés.
« Il a
l'air complètement ivre, dit-il en riant. Mais ce n'est pas un mauvais bougre.
Laissez-le. »
Et ils
regardèrent le cheval brun mener le médecin vers les portes de la ville.
66. LA CITÉ GRISE
Il était donc le seul survivant de l'équipe médicale d'Ispahan. Il pensait avec
rage et tristesse que Mirdin et Karim étaient maintenant sous terre, mais par
contraste leur mort lui faisait goûter la vie comme un baiser d'amour. Il la
savourait à chaque instant, par tous ses pores, tous ses organes ; avec sa
femme au gros ventre et son enfant qu'il mordillait en jouant et faisait rire
aux larmes.
La ville,
pourtant, était devenue sinistre. Si Allah et l'imam Qandrasseh avaient pu
abattre le héros du chatir, comment les gens du commun oseraient-ils enfreindre
les lois islamiques imposées par le Prophète ? Donc, plus de prostituées,
plus de tapage la nuit sur les places. Les mullahs patrouillaient par deux dans
les rues, à l'affût d'un visage insuffisamment voilé, d'un homme trop lent à se
mettre en prières dès le premier appel du muezzin, d'un tavernier assez fou
pour vendre du vin. Même les femmes du quartier juif, qui couvraient toujours
leurs cheveux, commencèrent à porter le lourd voile des musulmanes.
Certains
regrettaient en privé la musique et la gaieté des nuits passées, mais d'autres
s'en félicitaient. Au maristan, le hadji Davout Hosein rendait grâce à
Allah : « La mosquée et l'Etat sont nés des mêmes entrailles et ne
doivent jamais être séparés. »
Le matin, les
fidèles d'Ibn Sina venaient plus nombreux que jamais se joindre à ses dévotions,
mais, en dehors des heures de prière, il restait invisible. Plongé dans le
deuil et l'introspection, il ne venait plus au maristan ni pour enseigner ni
pour soigner ses malades. Ceux qui refusaient d'être touchés par un dhimmi
s'adressaient à al-Juzjani mais ils étaient rares, et Rob s'occupait de tous
les autres, en plus de ses propres responsabilités.
Un jour, à
l'hôpital, il vit arriver un vieil homme décharné, à l'haleine puante et aux
pieds sales. Qasim Ibn Sina avait des jambes d'échassier aux genoux en boule et
une touffe mitée de barbe blanche. Il ne savait pas son âge et n'avait pas de
domicile, ayant travaillé presque toute sa vie d'une caravane à l'autre. Pas de
famille non plus, mais Allah veillait sur lui.
« J'ai
voyagé partout, maître.
– Jusqu'en
Europe, d'où je viens ?
– Presque
partout. Je suis arrivé hier avec une caravane de laine et de dattes venant de
Qom. En chemin, la douleur m'a frappé comme un djinn maléfique.
– Ou avais-tu
mal ? »
Qasim, avec un
grognement, montra son côté droit.
« Tu as
eu des haut-le-cœur ?
– Seigneur, je
n'arrête pas de vomir et je me sens terriblement faible. Mais Allah m'a parlé
pendant mon sommeil ; il disait que par ici il y avait quelqu'un qui me
guérirait. J'ai demandé en me réveillant et on m'a envoyé au maristan. »
On le
conduisit à une paillasse où il fut lavé et nourri légèrement. C'était la
première affection abdominale que Rob pouvait observer dès le début. Allah
savait peut-être
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