Le médecin d'Ispahan
perdre du sang en abondance. Quelle
cruelle ironie ! Le grand médecin victime d'un hakim imbécile... »
Rien ne
pouvait le consoler.
« Le
maître sait-il ?
– Oui, dit le
mullah, Il a libéré ses esclaves et donné ses biens aux pauvres. »
Dans la
chambre, Rob fut bouleversé. En quatre mois, Ibn Sina avait fondu, les yeux
clos étaient enfoncés, les traits creusés, le teint de cire. L'erreur
d'al-Ghuri n'avait fait que hâter l'inévitable issue du cancer. Il lui prit les
mains, et y sentit si peu de vie qu'il ne trouva pas le courage de parler.
Alors, les yeux s'ouvrirent et Rob lut dans le regard d'Ibn Sina qu'il avait
compris sa pensée. Inutile de feindre.
« Maître,
dit-il, comment se fait-il qu'un médecin, malgré tout ce dont il est capable,
ne soit qu'une feuille dans le vent, et que le pouvoir réel n'appartienne qu'à
Allah ? »
Il vit
s'illuminer le visage ravagé, et comprit soudain.
« C'est
l'énigme ?
– Oui, mon
Européen... Et tu dois passer le reste de ta vie... à chercher... comment y
répondre. »
Ibn Sina
referma les yeux et Rob, après un silence, se mit à parler en anglais.
« J'aurais
pu aller ailleurs sans déguisement. Dans le califat occidental, à Tolède, à
Cordoue...
Mais j'ai
entendu parler d'un homme, Avicenne, dont le nom arabe m'a donné la
fièvre : Abu Ali al-Husayn ibn Abdullah ibn Sina. »
Le vieil homme
n'avait compris que son nom mais il rouvrit les yeux et ses mains pressèrent
légèrement celles de Rob.
« Pour
toucher l'ourlet de votre vêtement... Le plus grand médecin du monde. »
Il se
rappelait à peine son père naturel, le pauvre charpentier épuisé par la vie. Le
Barbier l'avait bien traité mais l'avait laissé à court d'affection.
« Voici
le seul père que mon âme ait connu », se dit-il. Oubliant ce qu'il avait
pu critiquer, il n'avait plus conscience que d'un besoin profond.
« Bénissez-moi »,
dit-il.
Les quelques
mots hésitants qu'il entendit étaient de pur arabe mais il n'était pas
nécessaire de les comprendre : Ibn Sina l'avait béni depuis longtemps. II
lui donna le baiser d'adieu et, quand il partit, le mullah avait repris sa
place et lisait à haute voix le Coran.
74. LE ROI DES ROIS
Il rentra seul à Ispahan. Al-Juzjani tenait à rester avec son maître mourant
jusqu'à ses derniers moments.
« Nous ne
le reverrons jamais », dit-il à Mary, qui détourna la tête et pleura comme
un enfant.
A peine
reposé, il courut au maristan. L'hôpital désorganisé était plein de désœuvrés
et il fallut toute la journée s'occuper des patients, donner un cours sur les
blessures et s'entretenir avec le hadji Davout Hosein de l'administration de
l'école. Dans ces temps troublés, beaucoup d'étudiants, renonçant à leur
apprentissage, avaient quitté la ville pour rentrer chez eux ; une équipe
réduite devait assurer le travail. Heureusement, il y avait aussi moins de
patients : les gens se souciaient plus de la guerre que de leurs maladies.
Ce soir-là,
Mary avait les yeux rouges. Rob et elle s'étreignirent avec une tendresse
qu'ils avaient presque oubliée. En partant le matin, il sentit que quelque
chose avait changé : la plupart des boutiques étaient fermées au marché
juif, et Hinda emballait fiévreusement ses marchandises.
« Qu'est-ce
qui se passe ?
– Les
Afghans. »
Sur les
remparts, on s'alignait dans un silence pesant. L'armée de Ghazna était
là : les fantassins dans la vallée, les cavaliers et les chameaux au flanc
des collines ; plus haut, les éléphants, près des tentes des nobles et des
officiers dont les étendards claquaient au vent. Au milieu du camp, la longue
bannière des Ghaznavides faisait flotter sur fond orange sa tête de panthère
noire.
« Pourquoi
ne sont-ils pas entrés dans la ville ? demanda Rob à l'un des hommes du
kelonter.
– Ils ont
poursuivi Ala jusqu'ici. Il est dans les murs et Masud veut le voir trahi par
son peuple. Si nous le livrons, nos vies seront épargnées, sinon, on fera de
nos os une montagne sur la place centrale.
– Va-t-on le
livrer ? »
L'homme eut un
regard terrible et cracha.
« Nous
sommes persans, et il est le chah. »
Rob rentra
chez lui prendre son épée ; il dit à Mary de sortir celle de son père et
de barricader la porte derrière lui, puis, remontant à cheval, il se rendit au
palais. Il croisa en chemin quelques groupes inquiets ; il y avait peu de
monde avenue des Mille-Jardins,
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