Le médecin d'Ispahan
la graisse d'ours. Tarn se remit lentement et ils demeurèrent à
Freising presque un an, en attendant sa guérison, puis une caravane qui leur
convienne. Sans réussir à aimer les Francs, Rob se fit à leurs manières ;
bien qu'il ignorât leur langue, les gens venaient le consulter, sachant les
soins et la tendresse qu'il prodiguait à son propre fils. Maintenant, l'enfant
traînait un peu la jambe gauche quelquefois, mais il était parmi les plus vifs
des petits Londoniens.
Les deux
garçons s'acclimataient mieux que leur mère. Elle trouvait le climat humide et
les Anglais froids. Chez les commerçants, elle regrettait les marchandages à
l'orientale. Rob lui-même avait la nostalgie des effusions persanes même si, la
plupart du temps, ce n'était que du vent. Mary s'inquiétait d'une sorte de
morosité dans ses rapports conjugaux ; amaigrie, sans éclat, la poitrine
fatiguée par l'allaitement, elle craignait que toutes ces prostituées, dont la
ville était pleine, ne détournent d'elle son mari, et qu'il ne leur fasse
partager les raffinements de l'amour persan où ils avaient trouvé tant de
plaisir.
Londres lui
paraissait un sombre bourbier, avec ses égouts à ciel ouvert et sa crasse, ses
quartiers surpeuplés puant l'ordure et l'excrément. A Constantinople, se
retrouvant en milieu chrétien, elle s'était offert une orgie de dévotion, mais
à Londres les églises étaient partout, dominaient les maisons les plus hautes,
vous assourdissaient à toute occasion de leurs sonneries, plus obsédantes que
les muezzins. Elle avait pris les cloches en horreur.
Le premier
visiteur de Rob ne fut pas un patient mais un homme fluet et voûté aux petits
yeux clignotants.
« Nicholas
Hunne, médecin, dit-il en redressant sa tête chauve.
– J'ai remarqué
votre enseigne, maître Hunne. Vous êtes à un bout de la rue de la Tamise et je
me suis établi à l'autre. Il y a assez de malades par ici pour occuper une
douzaine de médecins.
– Ne croyez
pas cela. Londres a déjà trop de médecins, et une ville des environs serait un
meilleur choix pour un débutant. »
Il demanda où
il avait fait ses études. Dans le royaume franc d'Orient, répondit Rob. Et
quels seraient ses tarifs ? Le « débutant », qui n'y avait pas
songé, apprit que les prix de consultation étaient élevés, qu'il fallait
laisser la populace aux barbiers-chirurgiens et les nobles aux quelques
praticiens qui en avaient l'exclusivité.
« Mais la
rue regorge de riches marchands -qu'il est prudent de faire payer d'avance,
quand la maladie les rend anxieux, ajouta-t-il avec un clin d'œil. La
concurrence peut être un avantage : on fait venir le confrère en
consultation et cela impressionne toujours le patient.
– Je préfère
travailler seul », dit Rob froidement.
L'autre rougit
de ce rejet catégorique.
« Vous
serez satisfait, maître Cole, car ce sera répété et aucun autre médecin ne vous
adressera la parole. »
Il vint peu de
malades. Rien d'étonnant, se dit Rob. Mieux valait patienter qu'accepter les
jeux malpropres et lucratifs de ce Hunne. En attendant, il s'installait. Il
emmena sa femme et ses enfants à Saint-Botolph, au cimetière où reposaient les
siens. Il sentait, au fond de lui-même, qu'il ne reverrait jamais ses frères ni
sa sœur, mais, heureux et fier de sa nouvelle famille, il espérait que, d'une
manière ou d'une autre, Samuel, Mam et Pa en sauraient quelque chose.
Il trouva à
Cornhill une taverne qui lui plut ; le Renard était le genre d'endroit où
son père se réfugiait autrefois. Il y rencontra un entrepreneur nommé Marckham
qui avait fait partie de la guilde et se rappelait Nathanael Cole. C'était un
neveu de Richard Bukerel et il avait été l'ami de Turner Horne, le maître
charpentier chez qui vivait Samuel avant l'accident. Turner, sa femme et leur
plus jeune fille étaient morts depuis cinq ans de la malaria, par un terrible
hiver. Anthony Tite, aussi, avait succombé l'an passé à sa maladie de poitrine.
Ils burent en
silence pendant un long moment, puis Rob apprit des uns et des autres la
chronique royale des années passées, dont Bostock lui avait conté une partie à
Ispahan. Harold Harefoot, ayant laissé mourir son demi-frère Alfred en prison
après lui avoir arraché les yeux, était mort lui-même d'indigestion. Son
successeur, un autre demi-frère, le fit aussitôt déterrer et jeter dans un
marécage.
« Son demi-frère !
Jeté comme un sac de merde ou
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